image ci-dessus : i have never seen my death, installation et photo de Chiharu Shiota. Hambourg. 1997
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au petit matin le soleil d’avril entre dans l’appartement, il pousse derrière les rideaux opaques, à sept heures c’est déjà la lumière brûlante exactement dans l’axe de la bibliothèque. Piero dit qu’il faut maintenir les rideaux fermés parce que le soleil abîme les livres, au début ça me faisait rire, maintenant je suis bien forcée de constater que c’est vrai, que tout ce qui se trouve de manière répétée sur le passage du soleil est brûlé, altéré, perd sa couleur originelle. parfois je sens que le pouvoir de nuisance du soleil est pareil à celui du temps, qu’il ne faut pas rester immobile à l’intérieur du rayon qui nous traverse, qu’il s’agit d’essayer de perdre le moins possible, pendant le plus longtemps possible.
j’essaye régulièrement d’objectiver le déroulement du quotidien. parfois je me lève et je commence à noter chaque chose que je fais pour comprendre où va le temps que je semble avoir sans être capable d’en disposer. en semaine, c’est ainsi : le réveil de Piero sonne à 6h30, mais souvent j’ouvre à peine les yeux. il va réveiller Heitor, lui demander de s’habiller pour l’école, préparer son petit déjeuner, et je les rejoins autour de 7h, encore endormie, parfois je prends un café à la table, parfois Heitor me raconte ses rêves, parfois nous ne disons rien. dès que j’entre dans la pièce le chien se réveille, alors qu’en général il continue à dormir quand c’est les autres. vers 7h15 quand Piero et Heitor s’en vont, je mets un pantalon, des baskets, je prépare le chien, et nous sommes dehors 5 ou 10 minutes plus tard. c’est la grande balade du matin et ces derniers temps nous allons dans l’université car j’ai fait la connaissance de Dora, une jeune chienne croisée berger allemand, et de sa maîtresse, qui a un nom dont je ne suis pas certaine de me souvenir, peut-être Immacolata, parfois je ne saisis pas tout, en particulier les noms. Immacolata doit avoir une soixantaine d’années, elle s’occupe de Dora qui est la chienne de son fils pendant que celui-ci va au travail. je crois avoir compris qu’il travaillait comme agent de sécurité dans un des bâtiments de l’université. la première fois que je l’ai vue, j’ai été surprise qu’elle laisse calmement nos chiens jouer ensemble. en général, les gens d’ici ne sont pas aussi abordables. ensuite, elle m’a proposé de faire un long détour pour les emmener au parc, je lui ai montré les robinets d’eau public que je connaissais sur le chemin, pour faire boire les animaux ou se laver les mains, elle m’a demandé si je venais tout le temps à cette heure-ci et depuis nous essayons de nous croiser. étrangement, Ziggy ne saute pas trop sur Immacolata, beaucoup moins que sur les autres personnes, et moi je n’ose pas trop lui dire non quand elle propose de marcher dans telle direction. elle est très petite et mince, mais avec un aplomb de mère qui en a vu d’autres. j’ai du mal à savoir ce qu’elle pense. donc, le matin autour de 7h20, c’est une grande promenade pour le chien, même quand nous ne parvenons pas à croiser nos amies, parce que Ziggy est très mal réveillé et traîne sur la route et nous met en retard. quand nous revenons il est à peu près 8h30, parfois 8h45. il s’allonge épuisé sur le sol de la cuisine, et moi je range la vaisselle de la veille, je vide le lave-vaisselle, je remplis le lave-vaisselle, j’essaye de mettre un peu d’ordre dans des choses plus générales, je lance une lessive. environ un jour sur deux ou un jour sur trois, le sol blanc est recouvert de poussière rouge mêlée aux poils de chiens, il y a des traces un peu partout, alors je profite de ma lancée pour passer l’aspirateur et la serpillière dans la cuisine et la pièce à vivre. j’ai rarement le temps de le faire dans les autres pièces, ou pas l’énergie. après cela, il est environ 9h45, je prends mon petit déjeuner, une douche, les temporalités sont variables, et c’est en général à ce moment-là que tout se dissout, que je perds le contrôle de la journée, qui file entre mes doigts. il y a toujours quelque chose de plus urgent à faire que de faire avancer les projets au long cours, des livres que je veux écrire, tout n’est que petits travaux par-ci par-là, éparpillés, sans lien entre eux, les forces déployées pour maintenir la maison en ordre, mais qui n’est pas jamais vraiment l’ordre auquel nous aspirons, plutôt une lutte pour maîtriser, contenir le chaos que nous avons laissé s’installer, et qui comme le soleil menace tous les jours d’altérer quelque chose en nous, notre humeur, notre plaisir d’habiter, et d’habiter ensemble. oui, en général, j’arrête de noter le déroulement de ma journée à ce point précis, et toutes les directions sont prises, comme le font les rayons hauts du soleil.
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dehors, presque au pied de l’immeuble, deux hommes munis d’un filet et d’un appareil produisant des sons capturent des oiseaux. j’était en train de me demander ce qu’ils en faisaient quand mon regard s’est porté sur un tout petit moineau s’agitant parmi les feuilles mortes, et la bague en plastique autour d’une de ses pattes.
cela me fait penser que tous les jours vers 15h un colibri vole tout près du balcon, parfois entre dans les mailles du filet, respire quelques plantes, et repart. il est si proche que ses ailes font brrr brrrr brrrr, presque trembler les vitres.
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existe-t-il une plus belle date que le 3 avril ? je pense ça car c’est mon anniversaire, évidemment, mais n’est-ce pas que cette date est belle ? avril est le plus joli mois, 3 le plus joli chiffre. évidemment que je pense à Claire, à avant, évidemment que je suis triste, mais connaissez-vous une chose belle qui ne soit pas au moins un peu douloureuse, ne serait-ce que parce qu’elle n’est pas infinie ? le 3 avril est jaune, évidemment, puisque c’est ma couleur, ou plutôt, la couleur que je voudrais être, mais se découpe sur fond de ciel bleu très clair, très vif, et laisse également sa place au vert, comme la tige de la jonquille, tout chez lui est aiguisé, pointu, exact. donc j’ai 31 ans. un âge assez pointu également. il n’y a aucun lien entre mon âge et ce que je ressens. je suis beaucoup moins fragile qu’à vingt ans, qu’à vingt-six ans, plus intelligente aussi, je l’espère, mais ce qui a grandi chez moi n’a pas grandi du bon côté. comme si ma part d’enfance ne cessait d’enfler, d’empiéter sur les autres âges. comme si je devenais une adulte avec une immense tumeur d’enfance. mais tudo bem. ce trois avril 2022 je me réveille dans les bras de Piero, les yeux encore trempés de cachaça, et je sais que nous avons passé une bonne soirée, dans le bar de la 409 avec A. et L., que nous avons ri, que j’ai trop bu donc pleuré, mais que c’était normal, comme les choses qui arrivaient avant dans le monde normal, quand on se laissait déborder par l’instant, par quelque chose que l’on raconte. en l’occurrence, je racontais à A. que je n’avais plus de nouvelle de ma psy depuis 6 mois, qu’elle m’avait en quelque sorte ghostée, et que j’avais l’impression que c’était parce que je n’étais pas assez intéressante, que je ne faisais pas assez bien ce travail. et sans que je m’y attende ce récit m’a fait pleurer lourdement. parfois j’ai l’impression de m’émouvoir non pas des faits, des choses qui m’arrivent pour de vrai (ma psy m’a-t-elle vraiment abandonnée ? le mail resté sans réponse, s’agit-il d’un malentendu, d’une erreur de ma part ?), mais de ce que je métabolise, et je ne sais plus exactement s’il s’agit de la vérité, d’une histoire que j’ai créée parce qu’elle me semblait correspondre davantage à ce que je ressens, ou est-ce que ce que je ressens est le produit direct de cette histoire ? je doute toujours de ma propre capacité à réagir au réel. je crois tout le temps me tromper, être toujours un pas de côté, dans des perceptions vagues et largement configurées par quelque chose qui n’est pas exactement le fait. ce soir-là, j’étais un peu trop saoule pour promener Ziggy seule à 3h du matin, alors Piero est venu avec moi et cela me rendait très heureuse, d’être dans la rue avec le chien sans laisse, à lui lancer des balles, Piero à mes côtés pour lui demander, tu ne trouves pas qu’il est quand même très mignon ? et lui supporte tout cela car c’est mon anniversaire et que nous nous aimons. à présent j’ai un frisson d’angoisse : quelle est la part de récit dans ce que je viens d’écrire ? mais accepter aussi la place que prend l’écriture. le petit livre fabriqué par Piero, pour mon anniversaire, s’ajoute à la bibliothèque des objets-livres que nous nous échangeons. une histoire de draps, de pages froissées, de silences, et de gestes, au milieu desquels deux personnes luttent avec et contre leur propre capacité à mettre en récit.
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ce sont les derniers jours d’A. à Brasilia et son départ me rend triste. j’aime beaucoup sa proximité avec Piero, leur lien, sa bienveillance, et certainement que je trouve chez elle des échos à mon propre vécu de départs, d’un rapport similairement brouillé au monde. un après-midi, nous allons tous les quatre au musée. à l’entrée le gardien pense que je suis toute seule, il ne voit pas que je fais partie de la famille, mais je ne peux pas lui en vouloir, il est vrai qu’elle ne se lit pas en permanence dans les corps. c’était bien d’errer là, entre les œuvres, beaucoup me font penser à mon père et à ses idées folles de collages, de figurines, de statuettes, puis de marcher dans le jardin, à la nuit tombante. il y a comme une installation creuse, faite de tuyaux et de parcours dans laquelle les enfants jouent, elle est illuminée d’une lumière bleue très vive, et ça les rend fous. nous passons la tête quelques secondes pour regarder Heitor, et cela suffit à nous donner le vertige. les enfants sont ivres de la lumière et nous les regardons. c’est là que je me dis (en portugais), que la fin du monde est lente. c’est exactement cela qui me vient à l’esprit : esse fim do mundo é muito lento. il y a quelque chose de si tendre dans cet après-midi, de presque-fin, de continuité invisible qui s’étend, qui s’étend comme une flaque argentée. combien de temps vivrons-nous ainsi ? je me sens le cœur lourd d’espoir que je ne sais pas où placer, dans la possibilité d’une affection, dans les jeux des enfants, dans la lumière, dans la croyance qu’une part de monde pourra encore être réparée.
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Ziggy investit les lieux autour de la Colina. nous sommes toujours à la recherche d’une autre manière d’en faire usage. là dans le champ largement amputé par les travaux et la construction d’un nouveau bâtiment, il s’invente sans relâche de nouveaux points d’accroche et de nouveaux jeux. il marche sur un poteau électrique récemment abattu et fait des numéros d’équilibriste. il cherche des trous où cacher sa balle. ses déplacements creusent des sillons dans les herbes hautes, que nous réinvestirons jusqu’à ce qu’ils deviennent des chemins. je dois faire de plus en plus attention, car des obstacles surviennent un peu partout, de plus en plus de personnes se déplacent dans les environs, laissent des traces, des morceaux de nourriture qui pourrissent au soleil, des débris de verre, de plus en plus je risque de croiser quelque chose qui m’empêchera de prévoir les réactions du chien et donc de le maîtriser. quand je surveille Ziggy je me dédouble – je suis à la fois moi dans le corps qui le surveille mais je dois aussi entrer à l’intérieur du sien, ne jamais cesser de deviner ce qu’il va voir, sentir et faire, anticiper ses sensations avant qu’elles ne se transforment en actes. ma vie se complique considérablement quand un soir il commence à vouloir courir après les voitures – il a compris qu’à l’intérieur de l’objet-voiture se trouvait forcément un être humain avec lequel interagir, je le sais car il se précipite vers la fenêtre côté conducteur. je dois réajuster mes stratagèmes. il a aussi tendance à prendre dans sa bouche tout et n’importe quoi et je n’ai pas encore réussi à lui apprendre à ne pas toucher, ou à abandonner l’objet saisi. un jour, il avale une boule en plastique relativement grande. je prends la décision de le faire vomir avec de l’eau oxygénée. sait-il que c’est à cause de moi qu’il vomit ?
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d’autres jours c’est son comportement social qui m’inquiète. pourquoi, dans des endroits où il y a beaucoup de chiens qui jouent, se fait-il toujours grogner dessus ou attaquer par ses congénères ? est-ce qu’il n’est pas assez dominant ? en tout cas, il n’est pas rancunier. tel chien qui l’a attaqué un jour, il reviendra toujours vers lui avec la folle envie de jouer. je dois lui apprendre à ne pas sauter sur les gens, à ne pas voler des objets pour qu’on lui court après, à ne pas s’approcher trop près des chiens qu’il ne connaît pas. il est évident que tout cela vient de moi, et à mon incapacité à occuper la place adéquate. après une soirée, Piero me fait remarquer que j’ai parfois des réactions qui peuvent être perçues comme très malpolies ou blessantes. par exemple, quelqu’un me parle d’un film français, et moi sans réfléchir : je déteste ce film. on ne peut pas faire ça, n’est-ce pas ? c’est juste que j’oublie de me surveiller. il y a toujours un moment où je baisse la garde, et évidemment que je vais dire ou faire quelque chose d’inapproprié (ne pas percevoir que c’était le verre de trop, encore vomir). il n’y a rien qui ne me demande pas un minimum de supervision. forcément que Ziggy est fou, que je l’ai mal éduqué.
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j’écris beaucoup. Darwin, Winnicott, Cortazar, Lispector, puis dans un deuxième temps Haraway, m’accompagnent. je crois qu’ils m’ont donné une nouvelle idée, quelque chose se précise. est-ce une bonne idée de symboliser toutes ses angoisses dans un même texte ? je me sens envahie et débordée. il me semble que je ne devrais pas être aussi touchée par ce que j’essaye de faire. que l’objectif est précisément de tenir à distance. c’est en étant atteinte que l’on commet des erreurs d’écriture, que l’on ne discrimine pas assez, entre ce qui est précieux parce que proche, et ce qui mérite d’être écrit. me voilà donc avec trois grands projets d’écriture, en poésie, en fiction, et une forme d’essai. je m’éparpille en cercles concentriques, dont je suis à chaque fois le centre, il faudrait changer cela, cesser de s’atteindre, viser autre chose.
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ma psy fait un étrange retour, j’ai reçu un mail d’elle, dont la teneur me laisse penser que sa disparition résultait d’un mal entendu, et qu’elle pense que c’est moi qui l’ai fait disparaître. je suis perplexe. les archives numériques ne permettent pas d’élucider le mystère. je n’ai pas du tout compris ce qui s’était passé. je laisse le mail épinglé en haut de la boîte et je n’y touche pas, pas pour l’instant (là, ça ne fait pas de doute, c’est bien moi qui évite).
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en marchant grâce à mes bottes de pluies sur les berges rouges du lac, je remarque des traces fraîches, d’un homme et son chien, tournées dans l’autre sens, faisant le chemin inverse. les traces sont tout près de l’eau, ils viennent probablement juste de passer, pourtant je n’ai perçu aucun autre signe de présence, et pas une fois Ziggy n’a eu le regard inquiet qu’il prend lorsque ses sens canins détectent de la compagnie. nous ne nous croiserons pas. pourtant quelle étrange sensation, de savoir que quelqu’un était là juste avant, dans un endroit où je ne vois jamais personne, lui aussi équipé d’un chien, lui aussi parcourant les rives sales, peut-être essayant de fatiguer son animal, de lui offrir d’autres odeurs, d’autres paysages, sous le soleil lourd de dix heures. j’aurais bien aimé le croiser pour lui demander pourquoi le lac est de plus en plus bas, pourquoi Ziggy a désormais pied partout et ne peut plus nager, et aussi pour savoir, qui d’autre que moi parcourt ces lieux, mais ce n’est pas bien raisonnable, de souhaiter cette rencontre, dans cette grande solitude et sous ce grand soleil inquiétant.
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Heitor fait désormais des dessins très figuratifs. des avions en plein vol dans le bleu parfait du ciel au-dessus des nuages, le fond de la mer avec ses poissons ses algues et ses coquillages, des personnages aux abdomens carrés et aux têtes rondes. c’est un vrai plaisir que d’assister à ce déploiement, et surtout à sa propre joie, quand il réussit à faire ce qu’il avait voulu faire, à rendre justice à sa vision, à son intelligence et à sa tendresse pour le monde. un soir nous allons dans un restaurant où tout un mur est occupé par une immense enclos en cordes, avec à l’intérieur un parcours compliqué. les enfants sont comme suspendus en hauteur et s’agitent à tous les étages pendant que les adultes mangent assis à leurs tables. le dispositif évoque inévitablement une cage remplie de petits singes joyeux, tandis que les vieux singes mastiquent lentement dans les branches les plus basses. mais il ne faut pas trop penser à ça, sinon on risque de perdre pied. difficile de ne pas perdre pied. je vais voter et, comme au premier tour, une vague de tristesse et de dérision me frappe la nuque et me fait pleurer. je préfère de loin l’image des singes. les élèves à qui je donne des cours via webcam me semblent eux aussi perdus. là encore, ne pas trop penser à ce que signifie être un.e adolescent.e en 2022. ne pas attarder son regard sur les marques qui constellent les bras de S., apparues l’autre jour à la faveur d’un mouvement inhabituel, pixels parmi les pixels. un samedi soir, Brasilia étonnamment vide, mais il n’y a que moi pour m’en étonner. le vide ne nous empêche pas de rire et de parler de mille choses. ça me fait du bien d’aller dans les bars, de boire dehors, mais ici il est impossible de ne pas sentir à quoi point ce geste simple est un privilège de classe. toutes les dix minutes apparaît une personne qui souhaite vendre quelque chose, parfois des œuvres d’art, de la peinture, des sculptures en fil de fer, des paniers tissés, ou de la nourriture, des cacahuète, ou encore la dernière fois, cet homme qui vend des serpillières. Piero me dit, la violence va revenir. il l’a vu dans les yeux de l’homme aux serpillières, quand nous avons décliné son offre. ça fait mal très très loin. impossible d’ignorer l’inflation, d’ignorer qu’acheter quatre article au supermarché coûte 100 reais, que tout a triplé de prix. faut-il arrêter d’aller au bar ? là encore, ne pas trop penser à ce que signifie le verre entre mes mains. essayer de maintenir, égoïstement, sa petite joie propre. vers 2h du matin, L. et B. viennent à la maison prendre une dernière bière, et ça c’est bien, c’est bien, nous avons ri. je suis traversée par l’idée de kinship chez Haraway, une idée de parenté, de lien, sans filiation biologique, de créer des communautés qui puissent reposer sur autre chose. j’y pense souvent, tout en sachant que je ne vis pas de cette manière. quand B. me demande si je voudrais avoir des enfants, sous-entendu donner naissance à, si nous voudrions faire un autre enfant, qui serait aussi le mien, je bute sans arrêt sur les mêmes doutes, et je ne sais pas dire si je le souhaite, ni si j’en serais capable.
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Ziggy essaye régulièrement de rentrer dans des bâtiments de l’université, ce qui me force à discuter avec le personnel de l’accueil ou du ménage. dans le bâtiment de sciences politiques, il y a parfois derrière le comptoir cette femme toute petite avec de longs cheveux blancs, qui me fait signe de loin pour que je me rapproche. elle est très gentille, elle a l’air de vouloir voir le chien, mais à la fois d’en avoir peur. elle me déconseille de le faire jouer derrière, car elle a remarqué que parfois la balle roulait dans le mato, et elle m’explique qu’il y a des serpents. je n’ose pas lui dire que j’y entre jusqu’à la taille. elle me dit, les animaux sont intelligents, ils comprennent tout, je dis oui c’est vrai. il y a un chat qui a décidé que le bâtiment de sciences politiques serait sa maison, et un professeur qui a pris le parti de s’en occuper et de le nourrir. elle raconte que c’était tout une histoire pour que les personnes qui font le ménage acceptent la présence du chat. elles trouvaient qu’ils salissaient tout, et faisait exprès de le chasser, ou quand elles allaient fumer une cigarette dehors, de mettre de la cendre dans sa gamelle. j’essaye de ne pas me laisser avoir, je dit que quand même, ce n’est pas facile de faire le ménage dans un aussi grand bâtiment, que je comprends qu’une présence animale incommode, mais que définitivement ce n’est pas juste de lui faire payer de cette manière. elle dit qu’ils comprennent tout. maintenant le chat se cache et attend la fin du ménage pour revenir. cette dame a cinq chiens, mais elle précise qu’ils sont petits. elle dit : quand je pleure ils viennent tous se mettre contre moi, les cinq. ils comprennent tout. quand je pleure.
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ces derniers temps j’écris beaucoup et je me sens mal. j’ai l’impression que tout le monde écrit et ça me fait penser qu’il faut que je me désiste. j’ai besoin d’être constamment rassurée, et quand l’effet se dissipe, je ne crois plus du tout à mon travail. je n’arrive pas à écrire quelque chose qui me plaise longtemps. pourquoi ?
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les derniers jours d’avril je suis très malade, ce n’est pas le Covid mais je ne peux pas aller au cirque avec les garçons. la nuit je pleure de ne réussir à dormir, rien ne me calme sauf rester recroquevillée sous la douche, laisser l’eau couler sur moi et respirer de l’huile essentielle de thym. je finis quand même par basculer dans le sommeil et je rêve de Claire sur le chemin qui mène à la Poupoune à Saoû, le village de mon père, mais dans mon rêve c’est celui des calanques, les filles sont là aussi, elles ont loué une maison sous un pont, on dirait le viaduc de Millau ou le pont entre Copenhague et Malmö, je les rejoins, Claire porte un ensemble deux pièces bleu électrique et je lui dit qu’elle est magnifique elle me dit je l’ai acheté en Italie tu ne l’avais pas encore vu ? et je me rends compte qu’en fait je regarde une vidéo (encore ce rêve) et c’est le moment où je dois lui dire qu’elle est morte, car je ne suis ni tout à fait hors de la vidéo, ni tout à fait à l’intérieur, et tout le monde se met à pleurer et je m’en veux de ramener encore le sujet sur la table. le rêve change de décor. je suis dans l’appartement de Brasilia, je passe la serpillière, ça dure longtemps, je vois chaque passage du tissu très détaillé sur le carrelage. Ensuite la tête de Ziggy se superpose brièvement comme une image subliminale, il a les yeux ouverts et révulsés, je bondis hors du lit, pensant qu’il est sur le point de mourir, mais il dort sur le balcon dans le vent frais, très profondément, il ne me sens pas arriver et déposer un petit bisou près de son oreille. je retourne me coucher à côté de Piero qui est tourné vers mon côté du lit, je lui donne un baiser sur le front, chez lui non plus rien ne bouge, je glisse ma main près de la sienne, et la nuit continue, et je me sens araignée tissant ses fils.
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Galería Nieves Fernández.
Tu formules bien souvent plein de choses que je ne fais que ressentir, ça me rentre pile sous la peau (et ça fait pleurer un peu). Je suis contente que Ziggy ait trouvé une amie ❤
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Ton choix d’images est magnifique, aussi.
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