le premier jour de mars (je n’aime pas trop comment sonne « mars », comme un dieu guerrier, ni ce mois, que je sens hésitant, sinueux, on ne sait pas exactement ce qu’il est ni quel temps il va faire) le chien observe longuement la silhouette d’un cheval la tête dans un arbre de l’autre côté de la route, en face de l’hôpital. il n’est pas rare de voir des chevaux très maigres dans la rue, comme ici près des campements de fortune qui apparaissent à la frontière entre l’université et la ville, les personnes s’en servent pour tirer des charrettes et transporter des choses. souvent le corps du cheval est marqué au fer, sur l’échine, des initiales du propriétaire. donc Ziggy regarde le cheval qui est attaché à un arbre plus petit que lui et affairé à se frotter contre les branches, je photographie le haut de la tête du chien tournée vers le très grand et maigre animal, et je ne sais plus pourquoi j’ai aussi consigné cette vision dans mes notes de téléphone : « ziggy regarde le cheval de l’autre côté de la route ». au moment d’écrire je ne retrouve pas pourquoi je voulais raconter ça, ni ce que j’y avais vu ; une rencontre inter-espèces, un symbole de fracture sociale, un esthétisme cinématographique, une simple image-repère, à la manière de Joan Didion, notée pour me rappeler d’autre chose, m’indiquer un chemin, une ligne à suivre, en pensée, pour atteindre un objet caché ou la cachette elle-même ? la cible est perdue, reste le mouvement.
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nous avons décidé de peindre tout un mur vert-tableau-d’école dans la chambre d’Heitor, avec un vernis spécial qui permettra d’y dessiner à la craie, l’objectif étant de renouveler sa chambre, de la consacrer en tant que lieu appropriable. le soleil entre dans la pièce, la poussière de l’ancienne peinture blanche se dépose, l’odeur enivrante du vernis nous monte à la tête tandis que nous sommes, Piero et moi, assis par terre pour essayer de juger les résultats de notre travail. racler les couches de peinture ancienne, le plâtre, la satisfaction de la couleur nouvelle se déposant sur une surface vierge, tout cela me rappelle mes innombrables déménagements et emménagement, avant d’arriver ici – de mes 16 ans à mes 29 ans j’ai eu très exactement 12 appartements différents, ce qui, rien que d’y penser, me donne le vertige et le goût d’une très grande fatigue. je pense à tous les murs, les objets accumulés puis perdus, donnés, revendus, au gré des décisions, les miennes souvent hâtives, celles des autres je ne sais pas. depuis que Piero me l’a présenté, je me suis beaucoup raccrochée au poème d’Elizabeth Bishop, One Art, qui parle d’apprendre à perdre. dans ma propre chambre d’enfant, peut-être mon premier ou treizième appartement, je me souviens observer longuement chacune de mes peluches, chaque objet-souvenir et que tout sous mes doigts se change en amulettes. certaines, je les ai encore avec moi, par exemple une petite boîte ornée de coquillages, achetée je-ne-sais-où en bord de mer, qui contient beaucoup d’invisible.
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sur la table du déjeuner, trois mains collaborent autour d’une feuille pliée en deux. le dessin représente une sorcière. Heitor, fort de ses nouvelles compétences acquises sur les bancs de l’école, dessine le corps, Piero le visage, le chapeau, puis nous ajoutons des détails, de plus en plus. se bousculent dans le petit rectangle des objets et des animaux, un chaudron, un chat, un couteau, une pomme, un serpent. quand vient mon tour, Piero me dit você poderia fazer um morcego, je dis oui bien sûr, et l’espace d’un instant tout se mélange, je dessine un morse, les garçons me disent o seu morcego tá muito estranho, et ce n’est que longtemps après que je réalise avoir entendu la musique au lieu du mot, car morcego ne veut pas dire pas morse, mais une chauve-souris (et je suis censée le savoir). plus tard, l’animal gagne un balai pour voler dans les airs, et des lunettes noires – un morse cego, aveugle, parce que nous avons tous les pouvoirs, y compris celui de naviguer entre les langues et d’en créer de nouvelles. en bas à gauche, l’araignée d’Heitor ressemble à un petit soleil en train de sourire, ses pattes les rayons fins qu’elle secrète pour dans sa toile faire circuler la lumière.
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depuis que je n’ai plus de suivi psy, j’essaye de m’observer. de me faire parler, de mettre en place une forme de continuité dans ce travail, même si je sais que je ne peux pas le faire toute seule. une des images surgies récemment : quand j’étais plus jeune, j’ai eu un copain au visage très fermé, très triste, et j’avais l’impression qu’il n’était jamais content de me voir. quand il venait me chercher à la sortie du travail, je lui demandais si tout allait bien, et lui me répondait que c’était sa tête normale, mais je ne pouvais me défaire de l’impression que j’avais dû dire ou faire quelque chose de mal. à chaque fois que nous nous rencontrions, et que mon visage se tournait vers le sien, je ressentais une angoisse aveuglante et large comme un puits s’agrandir dans ma poitrine. j’ai repensé à ça. pourquoi est-ce que je crois, encore aujoud’hui, que le visage des autres relève de ma responsabilité ? qu’il est indicateur de ma propre valeur, de ma bonne conduite ? et que vaut tout ce temps passé à chercher les signes de sa propre existence dans le visage de l’autre ? dernièrement, j’ai lu Jeu et réalité où, inspiré par Lacan et son stade du miroir, Winnicott décrit un bébé tournant son regard vers le visage de la mère, et se voyant lui-même, voyant le visage de sa mère refléter sa propre présence. si ce visage est fermé, défensif, triste, l’enfant cherchera d’autres moyens pour que « l’environnement lui réfléchisse quelque chose de lui-même ». Plus loin, ce passage :
Certains bébés ne renoncent pas à tout espoir ; ils étudient l’objet et font tout leur possible pour y déceler une signification qui devrait s’y trouver, si seulement elle pouvait être ressentie. D’autres bébés, torturés par ce type de défaillance maternelle relative, étudient les variations du visage maternel pour tenter de prévoir l’humeur de leur mère, tout comme nous scrutons le ciel pour deviner le temps qu’il va faire. Le bébé apprend rapidement à faire une prévision qu’on pourrait traduire ainsi : « Mieux vaut oublier l’humeur de la mère, être spontané. Mais dès le moment où le visage de la mère se fige ou que son humeur s’affirme, alors mes propres besoins devront s’effacer, sinon ce qu’il y a de central en moi sera atteint. »
je le note ici parce que c’est quelque chose qui m’occupe, littéralement, et pour pouvoir m’en souvenir plus tard, quand le cadre apparaîtra. se souvenir aussi : exactement à la même époque, c’est-à-dire quand j’avais environ 22 ans, je me suis inventé ce que l’on pourrait qualifier d’objet transitionnel, un personnage, en vérité un chien en peluche, en forme de golden retriever, nommé Pompidog, dont celles et ceux qui me sont proches connaissent l’importance et le pouvoir. dans Jeu et réalité j’aime aussi beaucoup ce passage :
On peut dire à propos de l’objet transitionnel qu’il y a là un accord entre nous et le bébé comme quoi nous ne poserons jamais la question : « Cette chose, l’as-tu conçue ou a-t-elle été présentée du dehors ? ». L’important est qu’aucune prise de décision n’est attendue sur ce point. La question n’a pas à être formulée.
cet informulé, cette suspension du choix entre intérieur et extérieur, j’ai l’impression qu’il s’agit du cœur de ce que je voudrais réussir à écrire et à comprendre. enfin, sur les visages de Francis Bacon : « Bacon, regardant les visages, me semble douloureusement chercher à être vu, ce qui est à la base d’un regard créatif ». visage cherche visages.
(mais bien sûr, je le sais, que les fruits de cette occupation mentale sont limités ; comment pourrait-on pallier l’absence de regard, en les assumant tous, en réfléchissant à ça toute seule ?)
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il y a un cadavre de chat en plein milieu du chemin qui mène au lac. un petit chat roux. à la place des yeux deux trous noirs d’où entrent et sortent des mouches. je rattache la laisse du chien pour éviter qu’il ne se roule sur lui. c’est son premier réflexe face à deux choses : la merde et les cadavres. il fait une petite roulade et se frotte frénétiquement sur l’odeur. quelques jours auparavant il a exécuté exactement cette danse sur le corps d’un saruê, ça puait littéralement la mort, il a fallu encore une fois solliciter le gardien, à vingt-deux heures, pour emprunter le tuyau en bas de l’immeuble et improviser un lavage. parfois je me demande comment je supporte de m’occuper de lui. une autre fois, la porte du balcon était ouverte et un grand vent entrait dans l’appartement, faisant tomber une des photos posées sur les étagères. c’était la photo de notre mariage, dont nous ne possédons qu’un seul exemplaire,car c’est un polaroïd. j’ai juste le temps d’arracher l’image de la gueule de Ziggy, qui en a déjà mâchouillé les bords. j’en pleure très fort très longtemps, des pleurs si profonds qu’Heitor est désemparé et, dans la grande tendresse qui le caractérise, essaye de me consoler en allant chercher d’autres photos. j’essaye de réparer, de découper les bords, d’improviser un petit cadre de fortune avec de la ficelle rouge et des pics à brochette, parce que bien malgré moi je crois aux amulettes, aux symboles. mais je crois aussi que le chien a des amulettes. ce sont ses balles, qu’il aime par dessus tout. tellement je suis souvent obligée de les lui confisquer, quand il insiste pour les faire rouler sous les meubles et ensuite m’appelle en jappant, demandant l’aide de mes mains, quand elles l’obsèdent tellement que ça l’empêche de dormir. une fois Piero m’a dit « mais les balles, c’est la seule chose qui est à lui », et depuis j’y pense tout le temps, à mon pouvoir, et je sais que c’est moi, l’éternelle et unique coupable.
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je compte les jours avant mes 31 ans et je ne comprends pas comment je peux être déjà si vieille. j’imagine que ça ne va pas en s’arrangeant. tout me semble un peu tardif ; commencer de nouveaux métiers, se lancer dans un doctorat, maintenant. il me semble que ce devrait être l’âge d’une certaine fixité. mais je ne me suis jamais considérée comme quelqu’un de très capable. depuis que je vis ici, j’ai l’impression que j’échoue aussi dans les rôles qui devraient être naturels. par exemple, je ne peux pas être là pour l’anniversaire de maman. mes deux petits frères l’emmènent au restaurant, et moi je suis à 9000 km. je ne peux pas non plus rendre visite à mes grands-parents, voir mon grand-père dont la santé se dégrade. ces questions se font particulièrement vives. peut-être est-ce pour cela qu’il m’arrive de passer plusieurs semaines sans appeler, semaines confuses et rapides comme un tourbillon dans lequel je n’arrive pas à faire tout ce que je dois faire, bien que je sois tenue à distance du reste, car paradoxalement c’est quand j’appelle que mon absence se voit le plus.
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Ziggy a découvert que dans les buissons sous un des balcons de notre immeuble, on pouvait régulièrement trouver des balles. il y a probablement un chien ou un chat à l’étage, qui laisse tomber ses jouets (les journaux de ce mois-ci sont décidément marqués de références psychanalytiques). depuis, il insiste pour s’y rendre au moins une fois par jour. c’est la troisième balle qu’il récupère de cette manière. des balles d’une taille parfaite, qui rebondissent très bien. cette logique (quelque chose est tombé ici une fois, cela va se reproduire) semble avoir bien imprégné son esprit de chien. un après-midi, au hasard d’un mauvais lancer, je coince accidentellement une desdites balles en haut d’un arbre, et cela me prend bien vingt minutes pour la déloger. le soir-même, Ziggy tire sur sa laisse comme s’il voulait absolument se rendre quelque part. je le laisse faire, et il se poste au pied du même arbre, attendant qu’une balle tombe.
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nous avons repris l’habitude d’aller au bar. je bois en général de la cachaça bon marché qui ensuite me donne envie de vomir, et je tiens tête à la fatigue. je ne me souviens plus de la dernière fois où je n’ai pas été fatiguée. mais je suis heureuse de retrouver plus régulièrement l’agencement des corps sur la terrasse, la concentration de l’alcool, d’exercer mon portugais qui n’est pas encore très sûr, pas très stable. aussi, je ne prends pas part à toutes les conversations, parfois avec l’excuse de la langue, je reste en retrait, et je regarde les gens, les vêtements qu’elles et ils ont choisi, les postures adoptées, je regarde Piero de l’extérieur à l’extérieur et ses traits ne sont pas les mêmes que lorsque nos visages sont très proches, et toucher sa main sous la table ce n’est pas la même chose que de toucher sa main sur le canapé, et ces infimes variations produisent des brèches et ouvrent un monde nouveau et immense. malheureusement, je suis souvent déçue, une fois la soirée terminée, du visage que j’ai présenté au dehors. je ne sais pas comment manifester l’attention et l’intérêt sincères que je porte aux autres, et j’ai tout le temps peur que ce que je dis ou fais soit insignifiant, brutal, ou maladroit, et qu’on ne pensera pas du bien de moi. mais plus j’y réfléchis moins je suis à même de rectifier. s’agit-il encore des visages qui échouent à me refléter ? il y a de la violence, dehors. un soir, un homme installé à la table voisine s’effondre sous nos yeux, assommé par le geste rapide et incompréhensible d’un autre homme qui lui brise une chaise en bois sur la tête, et disparaît aussi vite qu’il était apparu. d’autres hommes s’effondrent, comme celui-ci près du rond point, qui convulse à même le sol, pendant que les enfants petits qu’il tenait pas la main poussent des cris. d’autres personnes s’approchent alors je m’éloigne.
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parfois en promenade, le chien refuse de bouger, occupé à inspecter un carré d’herbe ou à sentir le vent passer sous ses oreilles, et je me retrouve debout ou assise pendant de longues minutes au même endroit. ainsi statique, je deviens plus perméable aux mouvements qui m’entourent. je regarde les oiseaux, les gens passer, j’attrape des bribes de conversation, au fond je fais la même chose que lui. près d’un banc, deux femmes et deux poussettes sont elles aussi stationnées et, au vu de l’heure, du peu de ressemblance entre les enfants très blancs et elles très noires, ça ne fait pas beaucoup de doute, qu’elles sont nounous, que c’est leur travail. l’une d’entre elles explique que l’enfant bercé dans ses bras commence à parler, mais en allemand. elle ne comprend rien à ses babillements. puis elle dit pior que a gente pega amor por eles, vou sentir falta quando eu for embora, et l’impression qu’ils ne se reverront plus jamais me serre à la gorge. ensuite, qui retiendra le visage de l’autre ?
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derniers jours de mars. il y a des dizaines de petits singes dans l’arbre près du terrain de jeux pour enfants. les gens leur donnent des petits morceaux de banane. ce jour-là, lorsque nous traversons la ville en voiture, je pense que l’une des choses que j’aime ici, c’est l’omniprésence des arbres fruitiers, comme il y a des mûriers, des manguiers un peu partout, même en bordure des routes, et que tout le monde s’arrête en-dessous. à côté des manguiers, on trouve souvent de longues tiges de bambou, pour atteindre les plus hautes branches, avec à l’extrémité, accrochée avec du scotch ou de la corde, une bouteille de lessive coupée en deux, pour recueillir les fruits. et j’ai l’impression que ces outils font le lien entre plusieurs mondes, entre le sol et les hauteurs, la main et le fruit, j’aime la manière dont ils sont laissés là près des arbres, comme si tout le monde pouvait s’en servir.
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