image ci-dessus : Perseus and the Caput Medusae – Sidney Hall, ca. 1825
je sens que je repousse le moment d’écrire le journal du mois. que l’impulsion ne se produit pas. difficile de dire si ce projet de journal à la fois intime et extime, comme dirait Michel Tournier, s’essouffle, si j’ai envie d’écrire autre chose, si cette résistance est une paresse ou une réticence, réticence peut-être à apparaître ? comme dans ces moments où je me mets involontairement en retrait, répondant peu ou mal aux messages qui s’accumulent dans les boîtes électroniques, éprouvant presque une répulsion à toucher ce qui relève de l’intime. quand je voudrais rester comme une araignée d’eau suspendue à l’ombre sur un coin de surface, priant pour que l’eau reste immobile. mais c’est peut-être aussi que la surface est lisse, l’ombre toujours la même, que je n’ai rien à rapporter ni du dedans, ni du dehors. peut-être aussi que ce mois-ci je n’ai fais que travailler diverses choses qui ne se prêtent pas nécessairement à l’écriture diaristique, qui ne viennent pas la nourrir – elle qui pourtant devrait faire feu de tout bois.
peut-être, encore, est-ce parce que les notes que je prends à la va-vite sur mon téléphone et qui ensuite me servent de base pour l’écriture des journaux ce mois-ci commencent par ces mots : être enceinte et ne jamais accoucher, ne jamais sentir la percée (Persée), et vous comprenez bien pourquoi cette entrée en matière me laisse muette et m’épuise avant même que je n’y touche. bien entendu, il s’agit d’un rêve, le premier rêve du mois de mai. avant de m’endormir je lisais des choses sur la Méduse, parce que m’était venue une idée pour un texte. j’en étais à peu près à Hélène Cixous puis je me suis endormie, et j’ai rêvé que mon ventre était gros et lourd, que j’étais depuis longtemps sur le point de mettre au monde, et que j’attendais. j’attendais de sentir la petite poche se déchirer en moi, que quelque chose arrive. et pendant tout le temps de cette longue attente je connaissais déjà le signal et la sensation du signal, que je désignais, mentalement, dans le rêve (à l’intérieur de l’intérieur), comme « la percée ». au réveil, en prenant les notes exposées plus haut, au moment d’écrire précisément ce mot, je vois clairement apparaître Persée, que j’avais visité la veille par la lecture. il y a tant de choses qui fourmillent dans cette homophonie, que je n’ai même pas envie de les trier et les épingler ici et tout de suite – de les percer à jour. alors je les glisse dans l’ouverture de ces journaux, qui se font ventre, utérus ou panier, comme chez Ursula K. Le Guin, même un peu, kibisis, et que j’envoie au monde comme contenant et contenu, que je continue de porter.
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près du parc pour enfants ; un soir dans la peinture orange-presque-déjà-noire de la toute fin d’après-midi, passe au-dessus de nos têtes un vol d’oiseaux triangulaire, dont les plumes sont si blanches qu’elles captent tout ce qu’il reste de lumière du jour et les oiseaux paraissent comme éclairés de l’intérieur.
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des images du quotidien se détachent : jouer au foot avec Heitor, essayer de jouer au foot sur un carré d’herbe caché derrière un bâtiment, avec le chien qui traîne dans nos pattes et tente lui aussi d’attraper la balle-plus-grande-que-les-autres-balles. quand ses dents touchent le cuir nous poussons un cri. Heitor veut que nous marquions les cages au sol avec des cailloux mais très près l’une de l’autre, je proteste un peu mais ensuite je comprends qu’il veut jouer à jouer, que c’est une mise en scène, alors nous jouons à jouer au jeu. depuis quelques semaines, lorsque nous arrivons à dîner pas trop tard, nous faisons un dessin collectif le soir sur la table du repas : Heitor choisit le thème, et ensuite chacun ajoute une chose au dessin, et c’est très drôle et très prenant pour nous trois. quelque chose de la circularité, du tour qui revient, et du paysage qui prend forme et avec lui des possibilités d’histoires, d’interactions infinies entre chacune des figures et couleurs. l’autre jour, sur le thème de la mer, Piero me fait remarquer que lui-même ne dessinait que des objets ou des machines (un bateau, un coffre au trésor) et moi la faune et la flore (des algues, des dauphins) et ça nous fait rire. Heitor a encore un peu d’appréhension et souvent ne laisse pas complètement libre cours à son imagination, mais on sent que quelque chose travaille. il a commencé à l’école l’apprentissage de la lecture, et en quelques semaines à peine, est capable de déchiffrer la plupart des syllabes et même d’épeler dans sa tête. sur le sol de la petite librairie nous ouvrons un des livres sur le présentoir et Heitor déchiffre une phrase compliquée dont je ne me souviens plus. il doit oraliser et il faut l’aider à rester attentif à ce qu’il oralise pour que le sens vienne à lui. lorsque le son, la forme et le mot se rejoignent en un même point, son visage s’éclaire, et c’est la chose la plus mignonne du monde – et la joie de Piero face à la perspective que son fils lise, qu’il le rejoigne dans ce monde, elle éclaire son visage aussi, cette joie-là, un peu comme les oiseaux dont je parlais juste avant.
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je m’en suis rendu compte un soir : Ziggy se souvient d’où il pose les objets. ce mois-ci je lui avais acheté de très belles balles (à présent j’ai une opinion et des ressentis sur la qualité des balles), du genre qui rebondissent très bien, ou qui sifflent lorsqu’on les lance, ou qui brillent dans le noir. il adore toujours les jouets les plus nouveaux, pendant quelques semaines le jouet nouveau l’obsède et lui procure un plaisir plus grand que tous les autres. un jour en promenade, il laisse sa balle dehors dans l’herbe, et je ne m’en rends pas compte, je pensais qu’il la transportait dans sa bouche, comme d’habitude. une fois rentrés à la maison, je lui trouve l’air anxieux ; il reste près de l’entrée et jette des regards répétés vers la porte. c’est alors que je comprends : on a oublié la balle. il sait que la balle est restée dehors, soit de l’autre côté de la porte. donc : son intelligence est spatialisée, il a conscience du temps, il se souvient des lieux et des objets, et peut entretenir un rapport de présence/absence avec eux. il sait que les objets continuent à exister même lorsqu’il ne les voit plus, ne les sent plus. cette découverte me réjouit et m’inquiète à la fois (s’il sait que sa balle n’est pas là, que se passe-t-il pour lui quand je lui la confisque pour avoir la paix, attend-il pendant tout ce temps que le jouet revienne ?)
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autre rêve : mon père refuse de revenir dans l’appartement de sa mère, car il pense qu’il est hanté. images très précises de l’appartement mais dès que j’essaye de les décrire, elles s’évaporent.
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un après-midi, une femme à la silhouette longue et maigre fait les cent pas quelque part en bas d’un immeuble. ses vêtements, son regard disent qu’elle vit probablement dans le camp de l’autre côté de la route, ou dans toute autre forme de situation précaire. elle se tourne vers moi et le chien devient nerveux, comme à chaque fois qu’une personne un peu étrange m’adresse la parole. je ne sais pas comment il comprend qu’elles sont étranges. quelque chose dans la manière de porter son corps, sûrement. cette femme m’explique qu’elle a besoin d’acheter un produit contre les poux ou les puces, que ça l’empêche de dormir la nuit, qu’elle se gratte furieusement. le chien tire de plus en plus sur sa laisse et je n’ai pas d’argent, alors je m’excuse platement. elle plante ses yeux dans les miens et dit quelque chose comme tu vois, moça, je n’ai tellement pas de chance, que la seule personne qui s’arrête pour me regarder et m’écouter ne peut rien faire pour moi. la seule personne. elle répète plusieurs fois encore la seule personne. je me sens liée à elle par une malédiction que j’aurais le pouvoir de briser mais que, par paresse, retrait, peur, je maintiendrai intacte. il y a cette croyance, selon laquelle regarder, écouter, même lorsqu’on ne peut pas aider l’autre, c’est déjà le ou la reconnaître, c’est déjà quelque chose, même si ce n’est pas de l’aide. dans ces situations, je n’ai jamais réussi à détourner le regard. c’est ou je donne, quand je le peux, ou je m’excuse. parfois, comme ce jour-là, je me demande à qui je rends justice lorsque mon regard soutient le regard de l’autre, si je ne me regarde pas en train de ne pas éviter de la regarder, cette femme à qui je ne donnerai pas d’argent, ce faisant lui confirmant, peut-être, que nous existons au même monde, que nous pouvons nous parler nous entendre, et ne serait-ce pas encore plus violent, encore plus insoutenable, que de maintenir ce regard, cette présence, puis de s’en aller sans avoir tendu la main ?
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l’université de Brasília reviendra en présentiel dans quelques semaines. nous allons acheter de nouvelles chemises pour Piero. après plus de deux ans d’absence, il remet les pieds dans son bureau et doit ranger, déplacer les livres, s’assurer que tout est en ordre. lorsque je ne l’accompagne pas et qu’il revient au milieu de l’après-midi, je retrouve dans son cou l’odeur de l’extérieur mêlée à celle du parfum, celui que l’on met juste pour sortir la nuit, et qui ici redevient un élément diurne, et tous mes sens s’accélèrent, je touche la trace de l’odeur sur la peau aimée, c’est comme avant, quand il avait un monde, quand on ne se connaissait presque pas, quand l’intérieur était un lieu secret et le quotidien de l’autre un secret plus grand encore, quand nous n’avions pas encore passé deux ans à attendre que moins de gens meurent, quand nous ne savions rien des inquiétudes d’aujourd’hui. il y a aussi le concert de jazz entre les pins du Parque da Cidade, le sol recouvert de nappes au point de devoir en enjamber des dizaines pour atteindre le plus petit endroit, quelque chose du serré, du plein, de la bouteille de vin que les mains passent, des silhouettes dans la nuit dans la queue des toilettes. quelque chose que je reconnais. tellement longtemps. j’ai l’impression que cette pandémie et mon déménagement se sont imbriqués de la manière la plus étrange, qu’ils ont ensemble produit dans mon corps une coupure d’âge. je ne sens plus de tapage en moi, de goût pour la fête. au bout de quelques heures, mon corps se retire. la nuit, la musique, la proximité des corps inconnus sont agréables parce que je me souviens, parce que ça touche une mémoire des gestes et des postures. je me demande si je vais retrouver mon ancienne capacité d’être, ou si j’ai été définitivement projetée dans un rapport difficile, éloigné, fatigué, nostalgique au monde extérieur.
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au mois de mai, nous avons décidé d’arrêter temporairement de regarder des séries. j’ai un rapport ambiguë aux séries – commencé à en regarder très tard dans la vie, et je suis souvent déçue du développement de l’intrigue, même si l’intrigue ne m’intéresse, de manière générale, que très peu, que ce soit dans les livres, les films. je n’aime que les situations initiales. quand il ne se passe rien d’extraordinaire et que les personnages boivent un café. mais bref, une série c’est très agréable mais aussi très chronophage, ça prend du temps et de la disposition d’esprit. comme les jours où nous sommes juste tous les deux Piero et moi, nous aimons bien manger sur le canapé, au lieu de commencer dans une nouvelle série qui aspirera très certainement nos âmes, nous regardons des épisodes du documentaire Netflix sur les bébés animaux, qui ont l’avantage de durer 20 minutes. ça m’apaise. paradoxalement les situations initiales n’existent presque pas dans le monde animal, les animaux sont toujours en train soit de naître, soit d’apprendre des gestes essentiels, soit de chasser, soit de manger, soit de mourir, mais ça m’apaise quand même. Ziggy est particulièrement sensible aux images des chiens sauvages qui vivent dans la savane de je ne sais plus quel pays du continent africain. quand ils apparaissent, il devient agité, il les cherche derrière l’écran, parfois leur aboie dessus. c’est étrange car lorsque nous avons regardé Marley et moi (oui le film complètement stupide sur le labrador avec Owen Wilson), aucune réaction de sa part, zéro, encéphalogramme plat. est-ce que Ziggy est assez intelligent pour comprendre non seulement l’existence des objets en dehors de sa vue, mais aussi que ce chien-là n’est pas un véritable chien, mais un chien arrangé, dirigé comme un acteur, dans des situations fausses, pour représenter une idée de chien, et par conséquent il ne le reconnaît déjà plus, alors que les chiens sauvages sont filmés en tant que tels, dans leur milieu, franchement, est-ce que Ziggy comprend ça ? pour l’équilibre de ce texte et parce que je suis au fond quelqu’un de raisonnable, je dirais : non. mais derrière ce « non » trotte joyeusement, la langue pendante, un « peut-être » touffu et joueur qui insiste pour mordiller les mains qui écrivent.
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à la fin du mois nous nous égarons et commençons à regarder les trois premières saisons de Stranger Things, que je n’ai jamais vues, afin que je puisse accompagner Piero et le monde entier pour la sortie de la quatrième. si je n’ai jamais vu Stranger Things, ce n’est pas tant parce que les séries ne m’intéressent pas, mais parce que suis extrêmement peureuse et que je déteste avoir peur. plus encore, je déteste les images violentes. nous passons un pacte, dans lequel il est dit notamment que je peux fermer les yeux à tout moment et que Piero doit me prévenir une fois le danger visuel passé. lui adore avoir peur, et pourtant la nuit il rêve de l’upside-down quand moi je sombre dans un sommeil sans trouble, après avoir eu tellement peur de faire des cauchemars. sommeil d’où aucune image n’émerge – même celles pour lesquelles je n’ai pas fermé les yeux à temps. je sépare ou tiens à distance.
mais cette exposition inhabituelle au risque d’avoir peur, et surtout au risque des images violentes (est-ce vraiment de la peur ? ou plutôt du dégout ?) me force à penser pourquoi je ne supporte pas ce genre de vision. comme je le disais à Piero et à Barbara autour d’une bière au Vale da Lua, je crois savoir à peu près de quand date cette aversion. plus jeune, je n’étais pas aussi impressionnable. le point de bascule se situe aux alentours de 22 ans quand, après mes études, j’ai commencé à travailler à la Plateforme Asile de Marseille, et à recueillir les récits de personnes venues déposer une demande d’asile. les personnes parlaient dans mon bureau, quand ce n’était ni en anglais ni en français j’avais avec moi un interprète, et mon travail c’était d’écrire, de retranscrire, de mettre en forme, de poser des questions pour guider, en somme d’aider les gens à construire leur dossier de demande d’asile, que nous envoyions ensuite à l’Office compétent pour les examiner. deux ans et demi à écouter chaque jour, plusieurs heures par jour, des histoires de fuite, de menaces, de meurtres, de pertes, de massacres, de bombardements, de viols, de tortures, de deuils, d’adieux. au bout de quelques mois, je me suis rendue compte que ces histoires entendues et retranscrites non seulement m’affectaient, mais que j’en possédais des images et que celles-ci étaient précises, colorées, elles ressemblaient à des rêves ou à des souvenirs de film. quand je fermais les yeux le soir, je pouvais voir distinctement certaines scènes qui m’avaient été rapportées. est-ce que ces images se formaient par le simple fait de l’écoute, ou bien parce que j’écrivais, parce qu’en écrivant, je devenais plus que réceptrice, partie prenante ? à cette époque, j’ai commencé à ne plus supporter de voir des images violentes, qu’elles soient associées à des violences réelles ou fictives, et à avoir particulièrement peur des mutilations, des histoires de gens qui ne mourraient pas mais perdaient un bras, une jambe, un œil et je sais même quelle histoire en est responsable : celle de la main coupée du frère de Tawfik B.
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pour toutes ces raisons, il m’est difficile d’assister à des scènes violentes, même aussi éloignées de la réalité que Stranger Things. dès que ça touche au corps. la première fois que j’ai parlé de ça avec Piero, il m’a indiqué un texte de Shoshana Felman intitulé Education and Crisis, or the Vicissitudes of Teaching (dans l’ouvrage Testimony – Crisis of Witnessing in Litterature, Psychoanalysis and History). Felman y raconte une expérience d’enseignement qu’elle a vécu alors qu’elle donnait un cours sur la question du témoignage à des étudiant.es d’université. les témoignages de vie (life-testimonies) sont ceux qui « peuvent nous pénétrer comme une vie réelle » (which can penetrate us like an actual life). un témoignage est toujours l’accomplissement d’un acte de parole performatif. Il n’est pas une confession ; il vient déplacer quelque chose. il n’indique pas la vérité, mais une modalité d’accès à la vérité, et se caractérise notamment par son imprévisibilité, dans la manière dont il convoque plusieurs dimensions, historiques, cliniques, poétiques. donc Felman donne un cours sur le témoignage, mélangeant des références littéraires, et théoriques avec des témoignages vidéos de survivant-es de la Shoah. à la fin du semestre, elle remarque que sa classe est « entrée en crise ». après la projection des témoignages vidéos, les étudiant-es se sont mis à manifester collectivement des comportements étranges, appelant leur professeure à des heures inhabituelles, manifestant le désir de parler de la séance sans pour autant trouver les mots, n’arrivant pas à se concentrer dans les autres matières, ayant besoin de bousculer le cadre du cours, de parler de leur expérience à d’autres personnes qui se situaient en dehors. ielles étaient tous et toutes en quelque sorte obsédés par ce à quoi ils venaient d’assister, et ielles avaient perdu en cours de route le bagage théorique et critique apporté par les premières séances. ielles se sentaient brusquement séparés, au sein du groupe, et se séparaient eux-même des celleux qui n’avaient pas assisté au cours, marqué-es par l’impossibilité de restituer ce qu’ielles avaient vécu à l’intérieur, et ne pouvant pas dépasser leur pulsion de restitution. « they felt apart, and yet not quite together », ce que Felman repère comme une « angoisse de fragmentation ». quelque chose était passé à travers la classe, quelque chose comme l’accident du témoignage, une contamination collective au trauma.
dans le fait de se sentir séparé-es, à la fois des autres hors du cercle de l’expérience mais aussi entre les membres du groupe, je reconnais si bien la sensation d’unité/fragmentation qui parcourait mon équipe de la Plateforme Asile, mes collègues. personne ne peut comprendre ce que nous vivons et avons vécu, ce sont les mots que nous nous répétions lorsque nous nous retrouvions en dehors du travail. nous étions devenues amies, mais autre chose parcourait notre lien. pourtant, le soir, chacune était seule avec ce qui l’avait le plus affectée, et c’était différent pour toutes. à ce moment précis, je pense à elles avec une infinie tendresse qui me donne envie de pleurer. je pense à mon corps d’il y a sept ans (j’ai du mal à me dire que c’était moi, il me semble qu’il s’agit simplement du même corps). personne d’autre ne sait ce que veut dire tous les matins se frayer un chemin dans la foule pour ouvrir la porte des locaux. personne ne sait ce que veut dire « avoir récit », l’après-midi pendant trois ou quatre heures, écouter et écrire. et de ne notre position si particulière, nous même nous ne savions pas, ne savions rien de ce que traversaient les personnes que nous tentions d’accueillir, avec des moyens si petits, des conditions de travail si humiliantes. mais au-delà du matériel, malgré le matériel, nous étions pourtant enrôlées dans leurs témoignages. pourtant le langage passe à travers sa propre absence de réponse, dit Felman (pass through its own answerlessness). même pour les simples témoins des témoins. et nous ne pouvons porter en tant que tels ces témoignages, mais seulement restituer notre part, peut-être témoigner sur les conditions dans lesquels le témoignage a été produit, réceptionné, mis à l’écrit. aujourd’hui je ne pense plus tellement à cette époque ni aux images. j’y pense quand je regarde Stranger Things, quand précisément je ferme les yeux pour ne pas voir ce qui ne m’est pas arrivé.
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autre rêve : j’ai l’âge d’être au collège ou au lycée, je suis avec d’autres élèves dans la grande salle du cinéma de l’Eden, le cinéma de Crest, nous suivons une sorte de cours dans les fauteuils rouges. la salle est pleine, je suis assise dans une des rangées du milieu. une professeure est sur l’estrade, elle nous demande de faire des gestes très répétitifs, la plupart de ces gestes produisent un son, et même s’il n’y a pas de violence explicite, je comprends que si jamais je cesse de faire le geste qu’elle viendra bientôt m’assigner, quelque chose de grave m’arrivera. je sais que d’autres élèves ont essayé, et je sais que les conséquences ont été terribles, quelque chose comme des cris confus ou une peur qui circule dans la pièce, par les corps. elle passe dans les rangées, et bientôt voici le geste assigné : il s’agit de souffler dans un bec de flûte et de produire un son aigüe. le bec est tout abîmé, presque mordu, mâché, comme si d’autres personnes l’avaient déjà porté à la bouche. je commence à jouer, les rideaux autour de l’écran s’écartent, et cette phrase s’affiche, toute seule, noire sur blanc : « This is your typical Adam and Eve story and yet you don’t find the exit ». encore une variante de mes rêves sous-titrés. quand je le raconte à Piero le lendemain au petit déjeuner, il voit directement dans mon histoire la symbolique sexuelle. je ne sais pas si je fais de la résistance, mais cette interprétation ne me convainc pas entièrement. reste cette phrase dont la cadence me semble si singulière, si belle, j’en serais presque fière. je la tape sur Google, pensant que peut-être je l’aurais glanée quelque part, mais rien ne correspond exactement. c’est une pure invention de mon inconscient.
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souvent, je me sens mal et je dois m’arrêter et réfléchir assez longuement avant de retrouver la cause. bien souvent, elle est ridicule, pas plus grosse qu’un caillou. par exemple ce mois-ci : plusieurs coquilles et fautes d’orthographes oubliées dans un texte publié en revue (les éditeurs ont laissé la première version envoyée, par erreur), une inscription administrative qui ne se déroule pas comme prévu. ces choses ridicules prennent des proportions démesurées lorsqu’elles entrent dans ma sphère de contact. je sens que je perds pied, et je dois faire un effort pour repérer l’élément déclencheur, l’analyser, et neuf fois sur dix reconnaître que sa gravité est sans commune mesure avec la chute libre de mon humeur et de ma capacité à agir. en général je me sens très vite noyée. les projets s’accumulent et rien n’aboutit vraiment, ce qui me fragilise. plusieurs fois ce mois-ci je menace de disparaître. je sens que ma présence tremble comme une flamme sur le point de s’éteindre. ma sensation d’exister malheureusement ne tient pas à grand chose. quand parfois je pose une question à Heitor au déjeuner et qu’il se tourne vers son père et adresse à lui seul la réponse à la question que je viens de poser, sans même croiser mon regard (par habitude, focalisation). quand sur un grand terrain vague où les gens emmènent jouer leur chien, Ziggy fait une crise de nerf, que je dois le plaquer au sol, et que tous et toutes regardent ailleurs, font comme s’il ne se passait rien (par pudeur, gêne, impuissance). les regards qui se détournent, alors qu’il aurait été normal, logique qu’ils viennent momentanément se poser sur moi, ça fait trembler la flamme de plus belle. suis-je une Méduse ? mais j’exagère, car la plupart du temps il ne s’agit même pas des regards qui m’évitent. c’est un processus interne. je sens qu’au bout d’un certain temps d’interaction quelque chose en moi se retire, que j’ai quitté la surface pour patauger dans l’answerlessness. combien de temps encore vais-je user de l’excuse qu’écouter/parler/répondre en portugais me fatigue particulièrement ? quand je suis venue en France à l’automne, j’étais aussi fatiguée, parfois demi-absente, je sentais qu’il y avait quelque chose que je n’arrivais pas à satisfaire. je crois qu’il faut que je m’entraîne. car je sais aussi, malgré tout, ma malléabilité. je m’adapte à tout, je finis toujours par apparaître.
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un homme s’approche pour caresser Ziggy, il lui donne une petite tape sur la tête puis son geste se transforme et il me caresse l’épaule. la main déposant un frisson de dégout et de honte.
alors je pense que c’est aussi ce qui nous lie, Ziggy et moi. la possibilité d’être à tout moment caressés sans avoir pu donner notre avis. comme dirait Donna Haraway, qui aime inventer des slogans : run fast, bite hard.
peut-être y ajouter : look out.
j’essaye d’apprendre au chien à me regarder dans les yeux, plutôt que de regarder mes mains. il paraît que c’est important (et peut-être que ça peut m’aider, les jours où je perds pied). l’autre jour, une toute petite fille s’avance vers lui dans la rue, elle lui donne un tout petit caillou. Ziggy l’a mangé. regard, pierre, méduse. and yet you don’t find the exit ? Derrida qui se demande, « pour voir », qui il est au moment où, surpris nu par le regard d’un animal, il a honte d’avoir honte. Nietzsche prenant « un cheval pour témoin, le prend à témoin de sa compassion », c’est moi qui souligne, il pleure, l’animal le regarde. it has to pass through its own answerlessness. j’ai l’impression que mes propres motifs m’encerclent ou viennent danser en ronde autour du texte, jusqu’à ce que la tête lui tourne, jusqu’à ce que les motifs deviennent flous et se confondent les uns avec les autres.
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je crois que c’est décidé, je vais m’autoriser à faire une pause dans les journaux, à partir du mois prochain. j’ai peur de rompre la continuité mais il faut que je laisse de l’espace pour écrire autre chose, que je voudrais écrire. qui ne soit pas uniquement : j’ai vu des dizaines de chauve-souris voler frénétiquement autour d’un seul arbre dans la lumière étrange de dix-huit heures, la transparence de leurs ailes presque frôlant mes cheveux. ou encore : le lendemain ou le surlendemain, un de ces fameux tourbillons du cerrado, comme une mini-tornade qui apparaît soudainement, là au milieu de la route, faisant danser un tas de feuilles mortes. ça dure peut-être quarante secondes, puis elles retombent sur le goudron. on pourrait croire à un mirage, mais non. ce sont des choses qui se produisent ici. j’envoie un message à Piero, il me répond : « o diabo na rua, no meio do redemoinho » (le diable dans la rue, au milieu du tourbillon) phrase litanique du grand roman brésilien de João Guimarães Rosa, que je n’ai pas reconnue sur le moment, parce que je l’ai lu en français. encore le pied sur la lisière, un presque-touché.
ça me manquera la lecture de ton journal
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c’est très très bien je trouve, ces journaux que je découvre, merci. plutôt j »encouragerais à les poursuivre. mais une pause, oui, si ça peut faire advenir autre chose, qui vous convienne mieux. qui vous satisfasse davantage. vous rassure dans l’idée que vous vous faites de l’écriture. quand l’écriture est ce que vous faites, est aussi ce que vous faites : la marque de ce qui se défait, l’embarras où ça nous laisse, la marque de ce qui s’enfuit déjà, les malentendus. la peur de ce que l’autre pense, etc.etc.. tout ces petits riens, ici écrits, dans les odeurs et les sons d’ailleurs, du brésil, ces petits riens qu’il vous aide d’écrire, nous aident, aident le lecteur. bonjourà ziggy
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mais vous avez raison, ce que vous ferez sera bien. je v oulais dire juste le sentiment que j’ai de la valeur de ce que vous faites, de ce que vous avez fait ici.
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Le passage qui commence par « souvent, je me sens mal et je dois m’arrêter et réfléchir » m’a beaucoup touché, je le ressens comme très juste et précis.
Heureuse de prendre le temps de te lire.
Amália
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