pour l’anniversaire de Piero, le 2
je tente de penser le lien entre nous et le noir sous mes yeux est soudain saturé de lignes. lignes de surface et d’horizon, quand la distance était une ligne à parcourir sur l’écran amovible d’un Airbus A350. l’avion franchit en silence la moitié du monde. tropique du cancer, puis une fine ligne équatoriale. ligne qu’à présent je trace sur ton visage, le long des paupières. dans mes mains je sens les ondes grésillantes. pense aux câbles sous-marins, aux lignes téléphoniques, satellites transportant ta voix jusqu’à mon oreille. il y a longtemps, quand tu étais loin. dans la forêt le travail des fourmis déplaçant les feuilles. lors de mon deuxième séjour, au Parque da Cidade, nous observions les lignes noires d’insectes longer la rive. tu te souviens l’une d’entre elles allait tomber dans le vide (elle portait une voix trop grande). à l’aide d’un morceau de bois tu as voulu protéger la continuité du chemin. depuis ce jour, depuis longtemps, il existe entre nous une quête commune. ligne directrice, où fixer ses yeux. les maintenir très droits. quand les interruptions insistent, ne pas se laisser prendre. brisure de la barque contre la vie courante. te voir pour la première fois parler de Maïakovski. il doit exister quelque part un courant tiède, où nous serons bien. si non, il doit exister une barque. tu dis toujours qu’il faut tenir. j’aime croire qu’il existe une manière douce de tenir. alors je ferme les yeux. continue de parcourir les lignes de ta main ouverte dans ma main fermée. comme à Paris, quand on s’ingéniait à déchiffrer le tracé des signes astrologiques, à la recherche d’un indice, d’une piste à suivre. sceller et maintenir le lien entre nous. traverser la ligne d’un accoudoir de cinéma. mi necesidad de ternura es una larga caravana. du doigt je suis le parcours de la caravane. que cette ligne est longue. celle qui remonte de ta main à ton épaule. je peux faire ce chemin mille fois et à chaque fois le tracer comme s’il était nouveau. quand on dessine, la ligne d’un objet est son contour. ta peau est la ligne qui te fait apparaître près de moi. que je ne peux pas franchir. dissuade de la fusion. ne pas être déçu. la ligne de ta peau est la démarcation grâce à laquelle je te touche. la nuit sur le balcon les ombres du grillage tracent des lignes grises sur ton visage. nous restons là longtemps, jusqu’à perdre la sensation des heures qui passent. le temps n’est pas linéaire. ton corps allongé sur le lit. alignement des jambes, des bras, de l’étreinte que l’on défait uniquement pour mieux refaire. the lines are falling faster now. poème d’Anne Carson. je ferme les yeux et les lignes ne tombent pas. elles s’étendent comme la surface de l’eau. enregistrement de fréquence. ta voix grave qui tremble autour d’une ligne de son que j’étire sans fin. quelque chose d’horizontal entre nous. vaste, que l’on peut parcourir.
*
souvent je pense que tous les deux, chacun à notre manière, nous nous posons la question de l’espace. toi celui des galaxies, des trous noirs. matières sans matière. marges et champs patiemment calibrés d’une page écrite, où sous un simple mot soudain s’ouvre l’espace infini des fantômes. de mon côté je tente d’arpenter les espaces intermédiaires. connaître la longueur des chemins. la hauteurs des herbes. le lit des rivières. les trajets des animaux. le soir nous nous rejoignons autour de la table posée sur le balcon. alors il existe entre nous tout un monde. je vois clairement que l’espace est à géométrie variable. à la fois souple et rigide. un endroit secret et ample. que l’on peut plier jusqu’à ce qu’il soit très petit — un très petit point sur une carte. que l’on emporte partout avec soi, on peut le garder dans sa poche comme une adresse sur un morceau de papier. que l’on déplie à plusieurs reprise, et à chaque fois la forme est nouvelle. je le tire à la surface pour consulter son étendu et ce n’est déjà plus un point mais une enveloppe de murs chauds et solides. un endroit dont nous possédons — chacun une clé — où nous proposons — chacun une langue — où nous mettons en jeu — chacun un corps — que nous appelons maison.
à présent je sens que la maison
est vraiment ma maison.
il y a des jours où je ne me rends pas bien compte
que nous vivons dans ce monde
qui est à la fois immense et minuscule.
parfois je le confonds avec d’autres mondes
comme quand je confonds ton ongle avec mon ongle
et d’autres fois je me rappelle
qu’il n’y a pas d’espace pur, donné.
que ce que nous vivons est une pratique
sans cesse actualisée de l’espace
que nous modelons.
j’ai appris comment aligner mon corps
dans le prolongement du tien
sans gêner ton sommeil.
vivre ensemble c’est comme petit à petit
inventer une espèce.
je documente sans relâche
l’étendue du monde secret
où cette espèce habite.
à présent je sens qu’il y a un nœud très fort.
même l’oiseau qui vient tous les jours près du grillage
sur le balcon même cet oiseau le sait
— qu’ici c’est notre maison.
le monde est à géométrie variable
il s’étire dans toutes les directions
s’engouffre comme le vent la terre rouge
par la fenêtre envahi toutes les pièces
d’autres fois il s’arrête et recommence
juste au seuil de la chambre sur la surface
plane du lit et avec nos petites mains
nous sommes responsables
de la continuité.


*
allée très loin dans les strates du rêve. cette nuit je me souvenais de manière brusque et soudaine que j’avais eu un enfant, il y a un an et demi, et que je l’avais abandonné. je retrouvais l’existence de l’enfant par hasard, un trébuchement de la mémoire, corps qui remonte à la surface. alors je me souvenais du même coup de l’enfant et de l’abandon dont j’étais responsable. en cherchant plus loin, j’apprenais qu’il vivait désormais chez une femme en bord de mer, dans le nord de la France. j’avais les yeux plein de sable et de l’eau qui lèche la rive, je la sentais sous mes pieds. entendu le cri d’une mouette avant de me réveiller en sursaut. dans la bulle humide et froide de ce réveil, j’essayais de tirer à moi la symbolique du rêve comme une couverture. je parvenais à la conclusion qu’il n’y avait pas d’enfant ni d’abandon, mais que j’avais subi une grave opération dans la région du ventre, et que mon rêve n’était que le signe de ce traumatisme. je sentais réellement que mon ventre était vide, qu’on avait pris quelque chose à l’intérieur. je me réveille de nouveau. reste un moment les yeux ouverts, à essayer de remettre de l’ordre, j’examine chacune des propositions et il me faut mobiliser toutes mes forces pour séparer les faits des images et du rêve, dont la vérité est plus douloureuse, donc plus séduisante. toutes mes forces et toute ma lucidité pour parvenir à la certitude qu’il n’y a dans ma vie ni enfant, ni abandon, ni opération, ni violation du ventre, pas sous cette forme, que ce sont des motifs d’un autre objet. je raconte ce rêve à ma psy et elle me dit « oula ». et je sais exactement ce qu’elle pense, et je suis déçue par l’évidence violente du songe.
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il faut dire que la veille avant de m’endormir j’avais lu O crime do professor de matematica, la nouvelle de Clarice Lispector, sur un homme qui abandonne son chien, et que la veille également Ziggy, dans une pulsion fasciste, avait attrapé et machouillé le petit buste rouge de Marx posé pourtant sur la plus haute étagère, ce qui avait beaucoup peiné Piero, avec qui j’ai en commun de tenir aux objets. si on veut absolument tirer le fil de la mémoire et de l’inconscient il faut dire également qu’il existe d’autres motifs, des motifs anciens, des histoires de bébé. mais pour l’instant nous allons les laisser tranquille, fermer doucement la porte, car j’essaye de me rendre plus aveugle à l’enfant en moi (j’ai trop de peurs d’enfant pour m’occuper d’elle).
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je ressens une grande culpabilité quand je croise le chat malade de l’université. celui qui semble avoir une tumeur, comme un deuxième corps accroché à son corps, sur lequel les poils roux s’hérissent comme les ailes d’un rapace. ce chat est vraiment monstrueux, j’ai peur de le voir de trop près et ensuite que l’image s’accroche. à chaque fois que je passe devant le bâtiment où il se trouve, je me murmure, pourvu qu’il n’y ait pas le chat, pourvu qu’il n’y ait pas le chat, si je vois le chat quelque chose de grave va m’arriver. quand je l’aperçois par hasard c’est très étrange, comme si mon regard fuyait et le fixait à la fois. je me demande si en vérité je n’ai pas envie de le voir, de constater à nouveau sa monstruosité. ou est-ce que j’espère m’être trompée, le voir apparaître sans malformation, un soulagement ? quoiqu’il en soit je suis assez désolée pour ce chat, qui me sert de mauvais présage. une fois le danger dépassé je m’en veux, je me trouve injuste et violente, j’ai l’impression que si ça continue c’est moi qui vais lui porter malheur et le faire mourir.
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ces derniers temps je suis plongée dans un grand ennui dépressif exactement comme l’année dernière à la même époque. je tergiverse. aller en France, malgré la situation. ne pas aller en France, à cause de la situation. jours solitaires quand Piero doit se plonger au travail et quand le chien me laisse trop souvent tranquille. on déplace la télévision dans le salon. sous prétexte d’habituer Ziggy je la laisse allumée toute la journée, j’en profite pour regarder des choses stupides sur Netflix, avec le corps du chien assis ou couché à mes pieds. dès qu’il aboie sur les personnages je le rassure, je lui dis que tout va bien, que personne n’est entré dans sa maison, qu’il est le plus beau chien du monde, et au bout de 48h il cesse de s’insurger contre cette présence sans corps ni odeur. quand il ne requiert pas mon attention je ne sais absolument pas quoi faire de ma vie, j’ai l’impression que rien ne m’intéresse, que je n’ai aucune compétence particulière, que tout flotte, que mon intelligence n’est pas à la hauteur de mes intuitions, que je ne comprends jamais rien ou trop en surface, que je ne sais pas où ni comment me placer, dans chaque situation particulière et en général, partout, tout le temps.
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heureusement pour moi et pour les autres, cet état ne dure pas éternellement. il y a toujours un moment où je décide de me remettre au travail, pour mon propre bien (ce qui me fait douter de la sincérité de l’état précédent). je me recadre. il faut chercher ce que j’appelle pour moi-même « un projet ». je trébuche sur ce qui y ressemble vaguement. c’est comme trouver derrière le canapé un objet dont on est pas sûr de se souvenir, mais qui pourtant avait manqué. immédiatement, ce qui me frappe, c’est son évidence. étrange de ne pas y avoir pensé avant, d’avoir passé tout ce temps sans le reconnaître. je ne sais pas encore quelle place lui donner. je prépare l’étendue et le corpus du travail, en me disant peut-être, on verra ce qui sort, et c’est déjà beaucoup, pour moi, en ce moment, c’est déjà précieux.

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un matin étrange, le chien se réveille tôt. la nuit précédente j’avais essayé sans succès de le faire vomir avec du sel, parce qu’il avait avalé un morceau de plastique dont la forme et l’envergure me semblaient dangereuses. je m’étais sentie très coupable d’avoir essayé sur lui une méthode. j’ai lu ensuite sur internet qu’une intoxication au sel était dangereuse. il y avait aussi écrit que le sel pouvait le faire vomir, qu’il fallait et ne fallait surtout pas le faire vomir, qu’il fallait attendre et aller immédiatement chez le vétérinaire, que dans tous les cas il allait mourir et certainement survivre. j’entends dans ma tête la voix de Piero, qui me dit d’arrêter d’aller sur des sites ou des forums de chien, mais je ne peux pas m’en empêcher. le lendemain matin, Ziggy n’a absolument rien et je retrouve le bout de plastique en question caché sous le tapis. dehors ce matin -à, la lumière de 7h me semble immédiatement anormale. quelque chose comme un mince déplacement. il y a au moins une dizaine de personnes dans la rue, je vérifie plusieurs fois l’heure et que mon téléphone soit connecté au bon fuseau horaire car d’habitude, à cette heure-ci, nous sommes seuls au monde. ce matin-là non seulement l’espace est animé, mais tout le monde est bizarre. là cet homme que je croise souvent, en train de faire le tour du parc, comme d’habitude. mais l’expression sur son visage paraît nouvelle. des travailleurs vêtus d’uniformes oranges communiquent entre eux par sifflements aiguës qui font trembler les oreilles du chien. un homme me dévisage à travers la fumée blanche de sa cigarette, son regard dure longtemps, la fumée reste suspendue. et la lumière est si vive. il y a aussi un couple en habits d’hiver. ils portent tous deux de grosses chaussettes, lui un bonnet qui couvre jusqu’aux oreilles. il ne fait absolument pas froid. par terre les toiles d’araignées forment des réseaux de sens invisible. les fils relient des points entre eux et luisent dans la lumière irrégulière, suspecte. en rentrant à la maison, je remarque la tâche de sel oubliée sur la véranda, et le soleil est déjà haut, ça la fait briller comme la surface de la mer.
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un autre matin, jetée hors de la couverture douce. celui-ci n’offre aucun signe d’étrangeté. comme d’habitude, je suis d’avance fatiguée de devoir m’occuper du chien, puis je me rappelle qu’il participe, tout comme mes esquisses de projets, au cadrage dont je crois avoir besoin. nous faisons le chemin jusqu’au parc, Ziggy joue avec un chien ami. sa joie est contagieuse. il n’a pas peur du chien ennemi qui l’a mordu quelques jours plus tôt, dans ce même parc. les ipês roses ont fleuri. par terre les pétales forment un tapis lumineux et doux. un couple s’embrasse longtemps sous l’un des arbres. quand on se glisse sous un ipê en période de floraison, on peut voir le mouvement lent des fleurs qui se détachent, comme au ralenti, comme si l’arbre neigeait. les ipês ressemblent à une mousse de fruit tendre, détachée sur le ciel bleu. quand le couple passe près de moi, j’attrape le chien par le collier pour éviter qu’il ne les chahute. je remarque alors qu’avec les fleurs l’homme s’est tissé une couronne.


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j’aime le regard de Piero quand quelque chose fonctionne, quand il se laisse prendre dans sa recherche, son regard doux et vif à la fois, quand quelque chose l’anime, je voudrais le garder comme une amulette. pour me souvenir qu’il est possible d’être au monde de cette manière. que l’on peut déplacer des petites pierres et mettre à jour l’espace entier, les ouvertures. son tour est arrivé pour le vaccin, enfin. je pose doucement ma bouche contre l’endroit de la piqûre, il chante en boucle je suis malade de serge lama, ça nous fait rire, je déplie mes bras pour qu’il aille travailler, j’entends le froissement du papier dans la pièce adjacente, Ziggy est sage, il regarde le monde depuis le balcon, l’air fait bouger doucement les poils blonds de ses oreilles, j’essaye d’écrire, tout va bien.
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parfois il suffit de décider quelque chose d’anodin, comme par exemple modifier le trajet de la promenade, aller un peu hors de l’université (l’université est très grande, elle prend la moitié de l’aile nord), remonter jusqu’à ce que j’appelle la cidade, les quadras 408/9, 208/9, etc., et alors on découvre que le monde non seulement continue au-delà de notre territoire mais aussi a la délicatesse de nous attendre. sur un terrain de foot désert entre deux immeubles je lance une balle au chien, et notre simple présence déclenche une série de micro-évènements : plusieurs personnes viennent me parler, une jeune femme s’agenouille près de Ziggy, elle a de grands yeux bleus, sa voix se brise et les yeux sont humides, elle me dit qu’elle avait aussi un golden retriever, il y a quelques années, qu’il est mort dans un accident. elle semble heureuse de toucher la tête du chien, et qu’il lèche sa main. puis un homme s’avance jusqu’au centre du terrain, comme tous les hommes il m’explique beaucoup de choses sur mon propre chien, puis finit par me donner une information utile : à tel endroit, tout près d’ici, tous les jours, à telle heure, il y a une grande rencontre de chiens. je dis que je vais emmener Ziggy, pour qui je suis toujours à la recherche de stimulations et de possibilités de fatigue. l’homme semble être définitivement chez lui dans cette zone, le roi du quartier. c’est comme débloquer un monde dans un jeu vidéo. mon espace s’agrandit.
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le lendemain nous débarquons dans la zone indiquée à l’horaire indiqué et Ziggy fait des rencontres canines. je me tiens un peu à l’écart, je sais que les gens sont gênés par mon accent et à la fois n’ose pas me demander d’où je viens. je sens que ma présence met parfois mal à l’aise, mais impossible de démêler les faits de ma propre angoisse. c’est plus simple pour tout le monde de garder le silence et de lancer des balles dans l’air chaud, balles immédiatement poursuivies par des dizaines de pattes muettes. lors de la seconde rencontre, cependant, je suis embarrassée par le regard antipathique d’un homme qui semble me détester d’être là avec mon chien plus grand que tous les autres et qui en plus vole les objets posés à même le sol. à chaque fois les gens expriment des inquiétudes relatives au volume du chien mis en rapport avec le volume de mon propre corps, petit et mince, et son apparente jeunesse, ils ont l’impression que je ne pourrais jamais maîtriser l’animal, ils font des blagues dans lesquels je ne peux pas m’empêcher de relever un soupçon d’angoisse ou de désapprobation. pendant la troisième rencontre, Ziggy vole les langes d’un bébé dans une poussette et c’est très difficile de lui courir après et de récupérer le tissu dans sa bouche. je me confonds en excuses, j’explique qu’il est jeune et un peu fou, les gens disent não não tudo bem, mais de nouveau l’espace se rétrécit, c’est comme perdre un niveau. je lui dis Ziggy tu ne me rends pas la tâche facile mais il n’écoute pas, il est en train d’essayer d’arracher un arbre, des câbles électriques, de manger dans une poubelle, des choses de chien. nous n’y allons plus les jours suivants, parce que la honte me coûte.
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que sera mon projet. ma poitrine se remplit de sens. quelque chose doit se mettre au travail. je lis tout à la fois. il me semble que j’ai l’esprit très clair mais pas le don de la formule. pour une fois je prends cette clarté comme une amie et je remets à plus tard le travail des mots. j’apprends à ne pas dire tout de suite, c’est difficile. il faut laisser faire le lent travail d’infusion. je sens que j’écrirais quelque chose. ce n’est pas grave si ce n’est pas là, maintenant. cette fois-ci je rendrai justice à la clarté plutôt qu’à mon besoin de vitesse.
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je vois depuis quelques jours deux corbeaux noirs à l’entrée du chemin habituel. ils nous laissent passer puis nous suivent jusque dans le cercle de terre nue que nous appelons le royaume. au début le chien en a très peur mais au bout de quelques minutes il joue à les pourchasser. j’étais en train de lire Marie Ndiaye assise toujours au même endroit et je faisais très attention à tenir mon esprit en laisse pour ne pas laisser libre cours à la question des signes.
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se promener seule avec un petit garçon de quatre ans et un golden retriever de neuf mois relève de la folie et pourtant il faut bien le faire, de temps à autre. une fois arrivés sur les chemins où je ne suis pas obligée de tenir le chien en laisse, on pourrait croire que la tâche se simplifie. mais dans cet environnement, l’enfant et le chien veulent jouer exactement non pas à la même chose, mais avec la même chose. ils s’approprient chaque bâton, chaque caillou, et ensuite il ne faut pas que l’autre s’en saisisse. alors je dois surveiller, même à l’air libre, les aller-retours de chacun, protéger la pile de cailloux érigée par Heitor, car tout ce qu’il touche, le chien veut le toucher ensuite, cacher les bâtons qu’il a décidé de faire sien en haut des arbre, hors de portée animale, si je lance un bâton au chien pour l’éloigner de la pile de cailloux, il me demande si ce n’est pas justement son bâton que je viens de jeter, je finis par confondre les bâtons, il faut dire qu’ils se ressemblent tous, etc., etc. une fois rentrés à la maison, tout le monde est fatigué, et je ressens une étrange satisfaction : personne n’a pleuré, personne ne s’est fait mal. le petit est heureux.


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la deuxième moitié de juillet laisse passer sur mon corps des gestes de violence. c’est d’abord ma main qui reçoit. un matin, alors que Piero donne cours, je me promène dans le quartier avec le petit et le chien. nous croisons un homme qui travaille dans l’un des bâtiments voisins, il s’arrête toujours pour discuter avec moi et admirer le chien. je pense à chaque fois naïvement qu’on s’intéresse juste au chien. ce jour-là il est plus animé qu’à l’ordinaire. il me complimente sur mon haut rouge, sur d’autres choses que j’ai oubliées, me dit que je suis maravilhosa, uma princesa. il fait très chaud ce matin-là, et il insiste pour nous acheter une bouteille d’eau. je refuse, il insiste de nouveau. je dis qu’on doit rentrer, que le petit, que le chien, ont chaud, qu’on boira à la maison. au moment de me donner la bouteille dont je ne voulais pas, il enlève son masque, attrape ma main gauche, et y pose ses lèvres de manière brusque, violente. ce geste me prend de court. je reste muette, pensant uniquement : il a fait ça devant Heitor. j’espère qu’Heitor n’a pas vu. l’homme dont j’ignore le nom me regarde ensuite droit dans les yeux et dit « desculpa ». pardon. le regard et le pardon me glacent le sang. j’ai l’impression qu’il me demande pardon non pas pour le baiser sur la main mais pour ce qu’il aurait pu faire d’autre. de retour à la maison, l’humiliation me fait pleurer.
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le lendemain soir, je joue à la bagarre avec Ziggy dans le salon, comme je le fais parfois quand il a un excès d’énergie à la fin de la journée. soudain il me donne un coup de dent au visage, juste au dessus de l’arcade sourcilière. je pousse un cri de douleur, il va se cacher sous la table. je vais voir Piero et c’est lui qui remarque le sang coulant le long de ma tempe. il désinfecte la plaie dans la salle de bain. je ne sais pas pourquoi, je pense que le baiser de l’homme et la morsure de mon chien sont deux conséquences d’une même faute. il y a quelque chose chez moi qui permet. une mollesse, un flou, une incapacité à affirmer la limite.
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dans le parc un dimanche à sept heures les oiseaux s’approchent de très près, ils forment un cercle autour de moi que viennent disperser à intervalles réguliers les courses frénétiques de Ziggy. un rapace aux plumes noires nous observe du haut d’un mur sans bouger. j’entends chanter une voix, que je ne localise pas.
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un après-midi dans la rue qui mène au supermarché, je croise une femme étrange, aux traits masculins, le visage abimé et déjà vieux, les cheveux teints en rouge vif, deux couettes dressées sur le crâne, comme l’on coiffe parfois les petites filles. je l’ai déjà vue, elle m’avait hélée un matin du haut de sa fenêtre, je ne comprenais pas exactement ce quelle me disait, elle regardait mon chien, me disait qu’elle aimerait bien avoir un singe de compagnie. dans la rue du supermarché, elle me reconnaît de loin et me salue. en arrivant à sa hauteur, je remarque qu’elle tient dans ses bras un poupon en plastique, comme celui que j’avais quand j’étais petite et qui s’appelait Arthur. du poupon s’échappent des pleurs enregistrés. quand les pleurs se déclenchent, elle le berce un peu contre elle en faisant shhh sshhhh. évidemment, Ziggy a une peur bleue du faux bébé et aboie violemment. elle n’a pas l’air inquiète, elle me dit je te vois souvent le matin, promener ton chien, je voudrais te parler, et te demander de l’aide pour quelque chose. le chien est de plus en plus fou alors je suis obligée de reculer, elle me dit qu’elle descendra la prochaine fois qu’elle me voit sous sa fenêtre. je dis d’accord. il faudra qu’un jour j’examine pourquoi les personnes les plus étranges choisissent de me parler et de se relier à moi. je ne pense pas que ce soit parce que je peux les aider. c’est peut-être le versant lumineux de la faute.
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malgré l’incident de la dernière fois, je décide de participer de nouveau à la rencontre de chiens hors de l’université, pour fatiguer Ziggy, pour varier les activités, parce que j’aime bien traverser la ville à cette heure-ci. dans le grand carré d’herbe protégé du trafic automobile, l’homme qui était le roi du quartier commence à jouer avec lui. je vois mon chien monter en excitation comme il le fait parfois, lui sauter dessus de plus en plus violemment, sortir les dents, alors je décide d’intervenir, et de remettre sa laisse. ce geste déclenche la colère de l’homme. il me dit, mais non, je connais les chiens, je sais ce que je fais, je jouais avec lui en toute sécurité (je remarque qu’il tient sa main dans son autre main, comme si le chien l’avait légèrement mordu). puis : c’est un mâle, il est jeune, il a besoin de se dépenser. j’explique calmement que Ziggy a des difficultés pour contrôler son excitation, qu’il peut blesser sans faire exprès, que je ne préfère pas qu’il joue comme ça. je montre la petite cicatrice au dessus de l’arcade, regarde ce qu’il m’a fait l’autre soir. alors, l’homme me dit, avec colère : tu aurais dû prendre une femelle. sur le coup, c’est comme pour le baiser sur la main, je ne sais pas quoi dire. je m’éloigne. tu aurais dû prendre une femelle. j’aurais dû prendre une chienne. une fois Ziggy calmé, je le laisse libre de nouveau, il y a énormément de chiens ce jour-là dans la zone de jeu, au moins une quinzaine, de tous les âges, de toutes les tailles. le roi du quartier, qui est un homme grand, solide, d’une soixante d’année, s’approche de plus en plus de mon chien, il semble trouver tous les prétextes pour le toucher, le provoquer. il le fait coucher sur le dos, ventre vers le ciel, en position de soumission, il lui donne des tapes sur les fesses dès qu’il passe près de lui. je sais qu’il touche mon chien pour me punir. pour dire, regarde ce que je fais avec lui, si je veux. je crois que ces gestes vulgaires sont destinées à faire écho au mot femelle. ils disent : tu crois pouvoir avoir un chien, avec ton corps de femelle, mais regarde comment je traite le corps qui t’accompagne, le corps qui t’obéit. le chien d’un homme est une extension de sa propre force, il le rend maître. le chien d’une femme est juste un chien, un corps supplémentaire à dominer. alors je pense à cet étudiant qui habite dans l’immeuble voisin au nôtre. à chaque fois il demande à tenir la laisse de Ziggy. il arrive vers nous très vite, en faisant de grands gestes, alors forcément le chien s’énerve, et ensuite il me dit laisse-moi le tenir, comme si ça allait être plus simple, sa main sur le collier, et toujours je refuse, et son visage est fendu par un éclair de déception et de mépris.
*
les mois passent vite, mais cette vitesse semble lente. comme si le temps était plus court qu’à l’ordinaire, mais aussi ralenti. je sens que je perds à la fois la notion du temps et la présence de quelque chose que l’on pourrait appeler le vif. qu’il est possible de vivre une vie entière sans vivacité, dans le sable mou, que ce n’est pas désagréable, ni pour autant agréable, et que je désapprend où venir récolter du sens, et des satisfactions, que le monde nous apporte une infinité de rencontres, de péripéties minuscules, si bien qu’on ne sait jamais ce qui est rien, ce qui est vide, ce qui est simplement autre chose, différent de ce que l’on pensait connaître. le vent fait grincer les tiges de bambous, le vent passe dans les feuilles, mes cheveux poussent, mes ongles poussent, des taches apparaissent puis disparaissent sur ma poitrine, mes jambes, le frigo est vide, le frigo est plein, les matins sont froids comme ce que je sais être l’automne, on dit cette année le ciel n’a pas été bleu, du bleu clair et aveuglant de l’été dans le cerrado, non c’est vrai, on a rien vu de tout ça. je ne me souviens plus de la dernière pluie, ni de la vie d’avant. juste cette sensation aigüe, comme jamais auparavant, de vivre captive à l’intérieur d’une période.


Ziggy, his name is ziggy
I’m crazy about him
He’s a boy like no others
But I love him, it’s not my fault
comment avez pu appeler votre chien ziggy
Céline Dion est une icone gay quand elle chante
ziggy je m’appelle ziggy
au fait ma ligne est poète
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