journaux brésiliens – août 2021

nous sommes tellement imprégnés de minuscule, nous sommes tellement enfermés, précautionneux, que la moindre sortie de l’ordinaire entre en nous désormais comme un grand vent soudain et vif. par exemple : on décide à la dernière minute de passer voir la nouvelle école d’Heitor. la directrice guide notre visite. il y a de grandes salles vides, les murs sont abîmés, on croise des enseignantes, elles font de grands gestes et sourires (devinés, derrière le masque) en direction du petit. dehors il y a même des bassins pour apprendre à nager ou faire des exercices dans l’eau, ils ne seront pas utilisés en temps de pandémie. aussi des motifs peints au sol, des fresques, un grand parc avec des jeux pour grimper, pour sauter, se balancer. Heitor est heureux, comme nous l’avons rarement vu heureux depuis un an et demi. tout ce temps sans école, un temps long et vide comme l’enfance quand on est le seul enfant. alors forcément cette joie s’accroche aussi sur nos visages, malgré la peur, les questions, est-ce le bon moment, est-ce que c’est sûr, la perspective qu’il se passe quelque chose fait miroiter devant nous ses couleurs, les cris et rires possibles, bientôt, un nouvel espace, de nouveaux rapports, même si ils ne seront pas les nôtres. comme tout cela rappelle la vie.

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un mardi matin, c’est enfin mon tour, pour le vaccin. depuis des mois on attendait que le seuil se déplace. je mets le réveil avant 6h pour sortir rapidement le chien, il fait encore froid, le jour se lève à peine, il est encore rouge, je lance quelques balles dans le sable du terrain de foot abandonné. ensuite il faut se rendre dans une Unidade Básica de Saude, un centre de santé publique. à l’entrée de l’unité la plus proche, il n’est même pas 7h et des centaines de personnes attendent, habillées pour le froid du matin, certaines avec des thermos de café, des chaises pliantes. la file s’étire jusqu’à la quadra suivante, serpente sur les trottoirs, s’interrompt uniquement pour laisser passer la route et le flot de voitures qui continue d’amener de nouveaux et nouvelles candidat.es à la vaccination. même devant le service étranger de la préfecture de Marseille, même devant la Plateforme asile, je n’avais jamais vu ça. Piero m’explique souvent qu’il y a ici une culture du vaccin, de la santé publique, très forte. les gens sont habitués à faire la queue chaque année (en vérité ils sont habitués à faire la queue pour tout). seul.es les bolsonaristes récusent l’idée que les vaccins sauvent des vies, en particuliers celles des plus précaires. contrairement à ce qu’on pourrait croire et malgré le manque de moyens, le Brésil possède un très bon système de santé, universel, ouverts à tous.tes. une fois les portes ouvertes, la file avance relativement vite. Piero va chercher du café, on prend des tours pour s’éloigner un peu, soulever le masque, laisser entrer une gorgée chaude. j’ai peur qu’on me propose Coronavac, car j’ai besoin d’un vaccin reconnu par la France, mais à la fois comment porter cette exigence, quand on est étrangère, européenne, et qu’on vient attendre son tour comme tout le monde par un beau matin d’août, avec l’espoir que quelque chose s’améliore. je ne sais pas comment expliquer à mes ami.es, ma famille en France la place qu’occupe l’idée du vaccin dans l’espoir de la gauche brésilienne. que c’est une demande au cœur des manifestations ; « Comida no prato, vaccina no braço », scandait la foule. « de la nourriture dans l’assiette, un vaccin dans le bras ». menaces concrètes de la faim et de la maladie. quand Bolsonaro nie l’efficacité des vaccins (il a déclaré que les gens vaccinés allaient se transformer en crocodiles – virar jacaré), qu’il laisse sciemment se propager l’épidémie, qu’il détourne de l’argent public, qu’il organise la pénurie des doses, on sait bien qui ça vise, on sait bien qui ça tue. alors les gens font la queue devant les Unidade Básica de Saude, ils arrivent des heures en avance. il n’y a jamais de certitudes. ce qui est là un jour, peut très bien ne plus jamais l’être. je commence à comprendre. dans les rayons des supermarchés, les produits apparaissent et disparaissent au gré d’une cadence instable et mystérieuse. on ne sait jamais si on va retrouver deux fois la même chose, ou alors un jour c’est 5R$, le lendemain 35R$. alors sur les réseaux sociaux, les vidéos et photos de personnes qui vont recevoir leur première ou deuxième injection se multiplient. c’est un moment important, comme un anniversaire. avec des pancartes, des t-shirts de lutte (voire des déguisements de crocodile). les pancartes disent : c’est pour mon père ma mère mes frères mes sœurs mortes du Covid, avant d’avoir pu être vacciné.es. que le gouvernement est coupable. que le pays fait le deuil de plus de 500 000 personnes. dans la file ce matin-là nous sommes des centaines et des centaines, entre 30 et 35 ans, à attendre notre tour, les travailleurs.euses vont vite, une injonction puis il faut se lever et partir. je n’ai même pas le temps d’avoir peur de la piqûre. je me dis ça arrive, ça arrive ! je crois que tout le monde se murmure la même chose.

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Louise Bourgeois, Sans titre, 1998.

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je pleurais sur le balcon je ne sais même plus pourquoi et au moment d’allumer une cigarette j’ai remarqué qu’il y avait une toute petite fleur sur le tronc de la jabuticabeira. une toute petite fleur.

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des fois mes séances de psy par téléphone se déroulent à l’extérieur, cachée dans les herbes du champ – le royaume de Ziggy. c’est plus simple. je suis toute seule, je mets une nappe par terre, le vent faire bouger les arbres, et le chien profite de quarante-cinq minutes supplémentaires à l’extérieur. il peut sentir des choses, creuser des trous (ce qu’il fait, tout près de moi, et recouvre mes jambes de terre, puis s’assoie sur mes genoux), ou juste s’allonger et regarder les oiseaux passer dans le ciel. le soleil de midi n’épargne qu’une très petite tache d’ombre, et la chaleur fait fourmiller les images que ma voix convoque. elle me demande comment j’étais enfant. je n’ai pas énormément de souvenirs d’enfance. je veux dire : pas de souvenirs de moi. elle dit qu’on peut imaginer. je vous imagine comme une enfant discrète. je réponds : je crois que j’étais une enfant secrète. j’ai l’impression que je ne demandais rien, que je restais dans mon coin, à attendre. je ne sais pas si c’est encore vrai. à l’âge adulte je me sens souvent coupable de solliciter, je trouve que je sollicite beaucoup. mais n’est-ce pas là justement le regard réprobateur que cette enfant porte sur mes écarts de conduite ? la petite fille me dit : tu en étais capable, très petite. pourquoi à présent cette faiblesse, cette envie d’être vue, touchée, aimée (cette envie d’écrire) ?

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plus tard, en éditant ces notes et en lisant les writings and interviews de Louise Bourgeois, je trouve cet écho. elle écrit dans son journal, le 29 janvier 1966 « I want to be pretty, nice, popular, have friends for dinner, be successful as a sculptor, push myself like everyone else, but above everything else, I want to be liked. I was ashamed in the past of wanting what I wanted. How do you know – well I still am. »

(« Je veux être jolie, gentille, populaire, avoir des amis à dîner, du succès en tant que sculptrice, me surpasser, comme tout le monde, mais par dessus tout, je veux qu’on m’apprécie. Avant j’avais honte de vouloir ce que je veux. Comment le sais-tu – parce que j’ai toujours honte. »)

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je lis beaucoup ces derniers temps. c’est très cher, de faire venir des livres en langues étrangères jusqu’ici, les livres sont chers en général, partout dans le monde, alors je télécharge des EPUB ou PDF piratés sur mon téléphone. ça me permet de lire debout un peu partout dans l’appartement, et dehors en promenant le chien. en parcourant Caliente, le récit/essai de Luna Miguel, j’aime particulièrement sa manière de re/construire côte-à-côte sa propre histoire de rupture amoureuse et une réflexion plus large sur le plaisir, notamment celui de la masturbation. ses plus belles pages portent sur la manière dont elle se fait jouir seule, dans des moments de très grande tristesse. elle emprunte à Maggie Nelson l’enchevêtrement du témoignage et de références théoriques, et même si parfois ça me semble facile, presque trop en surface, presque féministe pop, c’est quand même une belle lecture, une très riche bibliographie de femmes qui ont écrit sur le plaisir, sur la rupture (avec l’enfance, avec la personne aimée, avec leur propre corps ou leur image d’elles-même), sur tout à la fois. je pense à ma propre histoire de corps. c’est vrai qu’il m’est arrivé de jouir plus vite parce que j’étais triste. il y a cet endroit très noir… comme Luna, je peux aisément remonter jusqu’à l’enfance. souvenir de pousser mon corps contre les tapis de la sieste à l’école maternelle, de l’eau chaude du bain, de la selle du vélo. savoir que le corps peut donner un nombre infini de tremblements et d’ondes, qu’il peut être traversé cent fois par le plaisir sans s’abîmer, sans se perdre, et que ce plaisir soit nouveau. je sais que c’est impossible mais il me semble que le plaisir est une part résolue, calme, de mon rapport au monde. de quoi parle cette illusion ? est-ce vraiment impossible ? « qué es mas humillante : narrar el dolor, o narrar el placer ? » (qu’est-ce qui est le plus humiliant, raconter la douleur, ou raconter le plaisir ?)

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une plume d’oiseau grise est entrée dans la salle de bain. elle a glissé lentement contre le mur. dehors j’entendais des cris, sans pouvoir déterminer s’il s’agissait de cris de joie, ou d’appels à l’aide. quelques jours plus tard, j’ai identifié leur provenance. dans le campement de l’autre côté de la rue, la nuit toute une famille joue au baseball sur la route désertée, ils frappent et crient avec beaucoup d’enthousiasme, les adultes, les enfants, quand il n’y a pas de voitures.

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les autres lectures ; Colette Audry, Colette, Pilar Quintana, Marie Ndiaye, etc. je cherche, on l’aura compris, des histoires de femmes et de chiens. je sens les contours de quelque chose d’important se dessiner. le tracé est lent, certains points se rejoignent, d’autres non. je fais de mon mieux pour accepter cette lenteur. j’attends de comprendre. ensuite, j’écrirai à mon tour.

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des fois au milieu de la nuit je suis réveillée par une piqûre de moustique et je reste un moment dans le noir, à essayer de me rendormir. sous les yeux clos surgissent des phrases, des morceaux de texte, de poèmes, avec une aisance et une clarté qui n’existe pas en plein jour. je répète et tourne le segment de phrase dans tous les sens, les yeux baignés dans l’obscurité de la chambre. alors je sais que je dois prendre une décision. attraper le téléphone et noter, au risque de ne pas pouvoir me rendormir ensuite. faute à la lumière. ou le laisser partir. à chaque fois je choisis de le laisser partir. le lendemain matin une fois accomplies les tâches, une fois le chien fatigué, le café pris, soudain le souvenir des mots perdus me tire par la manche – mais jamais les mots en eux-mêmes. je me souviens d’une vague allitération. certainement, j’ai eu raison laisser gagner le sommeil. mais l’idée était belle. reste un moment dans la cuisine, le bras suspendu à un crochet invisible, avec la sensation de l’idée. fragment d’un fragment minuscule, dont la forme complète ne sera jamais retrouvée. c’est bien, ainsi, ça ne pourrait pas être mieux.

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Louise Bourgeois, Le Lit, Gros Édredon, Bleu, 1997, MoMA: Drawings and Prints

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Ziggy est vraiment insupportable. je n’hésite pas à le dire, car à chaque fois que je le formule, c’est comme s’il percevait la sentence, qu’il craignait quelque chose, comme un abandon (évidemment, ce sont mes propres angoisses), et les jours suivants il est adorable. insupportable car il court après tout et n’importe quoi. si je détache sa laisse, alors il ne faut surtout rien croiser, ni gens, ni animaux, ni même objet inhabituel, sinon il se rue dessus ou aboie très fort ou les deux. les endroits où d’habitude je sens que rien ne peut arriver se colorent les uns après les autres d’un souvenir de perte de contrôle. là, il a traversé le champ pour hurler sur des passants en train de courir, j’ai eu beaucoup de mal à le rattraper et il a encore fallu se confondre en excuses. le pire, c’est très certainement quand sur le terrain de jeux de la 208, il s’est précipité vers une jeune femme en fauteuil roulant et d’un petit coup de dent d’une précision chirurgicale lui a volé les lunettes qu’elle portait sur son nez. avant que je ne réussisse à le rattraper, il a eu le temps de mâcher les verres de correction avec beaucoup de conviction. les personnes qui assistaient à la scène avaient toutes la main devant la bouche. la honte me traversait le ventre ; j’ai failli pleurer. le lendemain, nous avons dû traverser la ville entière pour aller refaire les lunettes de cette personne inconnue. c’est ça que je veux dire, quand je choisis le mot « insupportable ». les jours suivant l’incident, c’est mon chien, il se couche à mes pieds, il n’y a plus d’accident, il est bête et immense, comme d’habitude.

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lors d’une promenade : deux jeunes femmes qui courent côte-à-côte. leurs cheveux se balancent en rythme, comme deux métronomes parfaitement alignés. l’image des cheveux reste longtemps après leur passage. comme un métronome. comme un métronome.

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il y a quelques semaines, la moitié du terrain vague près de chez nous a brûlé. une queimada, comme il s’en produit souvent pendant l’hiver, la saison sèche. ce qui n’était jusqu’ici qu’un tapis d’herbes jaunes cousues entre elles, si dense qu’on pouvait difficilement avancer à l’intérieur, devient en l’espace de quelques heures une surface plane, complètement nue. très vite des herbes nouvelles apparaissent sous la cendre, sans pluie, avec pour seule auxiliaire la nécessité de percer le sol. le monde me rend sans arrêt pour compenser mes pertes. c’est un nouveau terrain. on s’y engouffre avec toute la joie de la nouveauté, et de l’absurdité de marcher dans un brasier éteint. ses pattes, mes chevilles, se couvrent de suie. ça soulève de la fumée quand on court. le feu a léché jusqu’à la petite forêt, je joue à reconnaître les paysages dévastés. mais ça va vite, ça va vite, de jour en jour, de nouvelles plantes, des fleurs, bientôt la cendre sera avalée par la terre, et nous aurons alors à notre disposition un véritable champ, où jouer, où courir dans l’herbe, avant qu’elle ne se recouse sur elle-même.

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le problème avec les espaces, c’est qu’ils ne sont déjà plus des lieux ; comme dirait de Certeau, ils sont traversés, effectués. j’avais lâché le chien dans ce grand vide sans danger. quand on a un chien, on développe une vision panoramique, on voit tout et tout à la fois. je remarque au loin deux silhouettes qui semblent s’enfoncer dans les herbes hautes, là où ça n’a pas brûlé. deux adolescent.es, vraisemblablement. au début mes yeux cherchent machinalement le chien à leurs pieds (quelle autre raison de s’enfoncer dans les herbes jusqu’à la taille), mais je remarque qu’il lui tient la main, qu’elle porte un grand cabas, alors je comprends qu’ils cherchent à se cacher, à se creuser une tanière végétale, pour s’allonger l’un sur l’autre, être un peu tranquille. je rattache très vite le chien, et nous nous éloignons.

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quelques jours plus tard, au même endroit, deux chiens sauvages semblent avoir élu domicile dans notre espace. je les entends aboyer, eux aussi cachés dans le mato. cette fois-ci j’ai un peu peur, ils sont immenses, des silhouettes de doberman, ils ne ressemblent pas aux vira-latas des rues que l’on croise d’ordinaire. les aboiements sont forts, furieux. sont-ils vraiment sauvages ? le sauvage chasse la possibilité d’un terrain de jeu pour mon chien domestique. je ne sais pas quoi penser de mon agacement, de penser : il y a sans arrêt des choses qui m’empêchent de disposer de l’espace.

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Albert Girós, Pentagrama en el paisatge, 1981

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deux chiens. deux adolescent.es. deux coureuses. symétrie espiègle de Brasília. la floraison des ipês continue. les jaunes font leur apparition, plus fragile, plus discrets (mais potentiellement plus spectaculaire) que les roses. c’est la première fois que je suis ici en août. durant les trajets en voiture, Heitor cherche les ipês en fleurs à chaque coin de rue. un jour, on a fait de la pâte à sel pendant que Piero donnait un cours. j’avais un souvenir très fort de l’odeur de la pâte à sel, la sensation piquante sur mes mains d’enfant, la sécheresse dans la paume, l’odeur du four, dans la petite cuisine de la maison d’Aouste, maman qui supervise mes créations. je montre à Heitor comment faire des escargots. le lendemain, comment les peindre. nos créations sont difformes, mais il s’agit davantage du plaisir de mettre les mains dans une substance.

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j’ai enfin eu le courage de partir à la recherche de l’accès au lac qui se trouve, paraît-il, près du Centre Olympique. il faut savoir qu’à Brasília, la plupart des contours du lac ont été privatisés, illégalement, notamment via la construction d’habitations sans permis, ou par les nombreux clubs, privés également, où se retrouvent le week-end celles et ceux qui peuvent s’offrir un abonnement. bref les abords du lac sont très peu accessibles à la promenade innocente, gratuite. tous les jours je vois l’eau sagement couchée à quelques mètres de chez nous, nous habitons tout près, mais impossible de s’y rendre. un jour je prends un sac à dos, de quoi boire, le chien, et nous marchons quelques trente minutes, jusqu’à une zone protégée, où le cerrado est dense, sans aménagement. ici il faudrait avoir peur des endroits vides, d’être seule, là où personne ne peut t’entendre crier. Piero me dit à Brasília c’est le vide qui créer (ou plutôt, renforce) la possibilité du viol. alors sur les chemins au milieu des arbres, à la recherche du lac, je ne suis pas exactement tranquille, d’autant qu’il fera nuit dans moins d’une heure et que la batterie de mon téléphone est presque vide. après m’être perdue, je finis par identifier une ligne droite, décochée vers l’horizon, le chien s’y engage en courant, c’est par là, c’est sûr. l’eau apparaît. Ziggy se jette dedans comme un fou. sur le chemin du retour, on tombe nez-à-nez avec deux hommes sur une moto. ils ralentissent, me regardent lentement. par réflexe j’attrape le collier du chien, je fais shhh shhhh, comme s’il était méchant. la moto s’éloigne, et alors je décide de courir très vite jusqu’à la fin de la zone. on ne sait jamais, s’ils décident de faire demi-tour. à présent c’est le chien qui me suit. on galope tous les deux, la lumière est déjà orange, je crie on a trouvé le lac !!!! on a trouvé le lac !!!! et il bondit près de moi pour marquer son enthousiasme ou son approbation. ça faisait longtemps que j’avais pas couru aussi longtemps, aussi vite. la joie qui me traverse, c’est celle de l’espace, de savoir que je peux aller à pieds, qu’il y a non seulement des endroits, mais qu’il est possible d’y être.

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Europa, Jupiter, PIA23872: Crisscrossing Bands, taken by NASA’s Galileo spacecraft on September 26, 1998

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passé une soirée dehors, pour l’anniversaire de B. des chaises pliantes dans l’herbe, de la bière, du vin, de quoi manger. après un an et demi de vie confinée, voir des gens est à la fois une grande joie et un effort hors de l’ordinaire. les grandes joies sont toujours pour moi épuisantes. de converser en portugais, de boire jusqu’à une petite ivresse, et en même temps de m’occuper du chien, attaché près de moi, d’aller le faire courir de temps en temps, de faire attention à qu’il ne vole rien. quand je m’éloigne avec lui du cercle, ce sont toujours des rencontres dont la tonalité m’évoque les personnages non jouables dans un jeu vidéo. un garçon et son chien, très gentils, il parle parfaitement français (le garçon). une famille de diplomates. une femme encore plus petite et menue que moi avec un chien trois fois plus gros que Ziggy. elle dit, comme pour se justifier : c’est un Malamute. on les détache pour qu’ils jouent, l’énorme Malamute se rue sur moi et me fait tomber au sol. la propriétaire me rattrape par le bras, s’excuse avec profusion et rattache la bête. on dirait moi quand j’ai honte de Ziggy. je dis tudo bem tudo bem, e realmente ta tudo bem, tô acustomada. c’est bien de voir le cercle au loin, la silhouette de Piero, ses amies, des yeux bienveillants, les conversations auxquelles j’arrive de plus en plus à prendre part de manière naturelle, de pouvoir faire ces aller-retours. en dehors. revenir. la nuit tombe et mes déplacements deviennent erratiques, mon portugais bien meilleur, c’est le vin qui fait son juste et nécessaire travail.

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je sens parfois que mes pensées s’étendent depuis Brasília jusqu’en France, que je ne cesse de parcourir la distance, les fuseaux horaire. en pensées. peut-être est-ce pour cette raison que je me réveille trois fois pendant la nuit, chaque nuit, que je suis toujours fatiguée, toujours anxieuse (en vérité, je ne parviens pas à me souvenir d’un moment de ma vie au cours duquel je n’ai pas été anxieuse). parfois je pense à tout ce que nous vivons, au virus, aux inondations, aux tempêtes, aux feux qui s’allument un peu partout, j’y pense assez et sans faire attention, ça laisse entrer la panique. au début la panique a une toute petite voix, mince comme un filet d’eau froide, elle murmure. peut-être ne reverras-tu plus jamais tes parents, tes frères, tes amies. ta confiance de pouvoir à tout moment traverser le monde, tu le sais, n’est qu’une arrogance creuse. un seul signe suffit à la percer à jour. tu as suffisamment connu de personnes exilées, d’histoires de frontières qui sortent du sol et ne sont plus jamais franchies, tu as suffisamment porté en toi toutes ces histoires pour savoir que rien ne te protège. ta blancheur, ton passeport, certes, mais du jour au lendemain, ça ne voudra rien dire. nous sommes dans le lit, la journée se termine, j’ai comme d’habitude ma tête contre le torse de Piero. il ne faut pas parler avec lui du virus, du monde, quand j’ai peur. il est encore moins optimiste que moi. comme quand il dit : c’est pour ça que Stiegler s’est suicidé. le gouffre qu’a ouvert en moi cette phrase. je pose dessus un couvercle, comme sur une boîte de Pandore. non, la nuit je ne dors pas très bien. à minuit il est quatre heure du matin en France. il faut que j’enlève l’heure française de mon téléphone. quand le jour se lève, tout a disparu. je fais marcher mes jambes sur le sol d’ici et je me sens juste là. l’appartement, le couloir, l’ascenseur. la colline, les herbes hautes. dans ma tête je découpe le temps en petits morceaux, ça me rassure, comme je découpe l’espace en visions claires, simples, là telle fleur que je n’avais jamais vue, là tel fruit sur tel arbre, elles me traversent comme l’épingle fixe un point sur une carte.

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très régulièrement je croise le roi du quartier (voir : journaux de juillet), cet homme insupportablement sûr de lui qui me tient la jambe et dont l’entière conversation consiste à me donner des conseils d’éducation canine et à me culpabiliser. cette fois-ci, dans un carré d’herbe entre deux quadras. des gens sont allongés sur des serviettes, leurs affaires à même le sol, mélange de sacs, de chaussures, de bouteilles d’eau en plastique. le roi du quartier me reproche de tenir encore mon chien en laisse. selon lui c’est mauvais, plus je le tiens en laisse plus il fera des bêtises. il veut absolument que je détache la laisse. mais je sais très bien que Ziggy va se précipiter pour voler les chaussures des gens, voire leurs lunettes. il ne faut pas en attendre davantage d’un golden retriever de 10 mois. mais il insiste, il insiste, il insiste tant que je me sens très coupable. sur le chemin du retour, je pense que peut-être que le roi du quartier a raison. je m’occupe mal de mon chien. et si j’essayais de le lâcher hors des terrains de jeux habituels ? au bout de deux minutes, il voit un chat, se met immédiatement à le poursuivre et dans le feu de l’action passe à travers une clôture de fils barbelés délimitant l’enceinte d’une station de police militaire. ensuite il est coincé de l’autre côté, la témérité laisse place à l’incompréhension dans ses yeux de chien, je lui dis non non non mon Ziggy, ne passe pas de nouveau dans les barbelés, il faut faire le tour, mais l’entrée du poste de police se trouve en face d’une route à quatre voies. je l’attire avec une friandise, je veux attraper son collier avant qu’il ne puisse se jeter sur la route. j’ai peur qu’il court après une voiture. il est encore plus perdu que moi, probablement il ne se souvient même plus du chat. j’examine son dos, son cou. aucune plaie. seules de légères touffes de poils dorés sont restées accrochées sur la clôture.

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conclusion : le roi du quartier est régulièrement placé sur mon chemin pour tester ma patience, et ma capacité de jugement. ne plus jamais l’écouter. ne plus jamais se sentir coupable.

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un soir juste avant d’entrer dans le lit j’entends comme un battement d’aile qui semble venir de la salle de bain. mon amour je crois qu’un oiseau est entré chez nous. à cette heure-ci c’est sûrement une chauve-souris. je me cache derrière la porte, très lâche. finalement, c’est bien un oiseau, coincé entre le volet et la fenêtre. son corps est minuscule, aussi petit que l’oiseau déjà mort depuis des mois et dont le cadavre repose sur le rebord, que nous n’osons pas toucher. celui-ci parvient à sortir, tant mieux.

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l’avant-dernier soir d’août arrive avec l’orage. c’est la première pluie depuis des mois. on ne se souvient même plus. un grand orage parfait, avec son ciel annonciateur, le vent qui commence à souffler dans les arbres sous l’œil curieux du chien, les bourrasques entrant dans la maison, poussant pour visiter toutes les pièces, faisant vaciller les portes, flotter les drapeaux, tomber la figurine de Saint Jérôme posée sur l’alcôve de la porte. la chute en détache la tête et le bras. Piero répare le Saint patron des traducteurs à l’aide d’un tube de colle, avec que le courant ne soit coupé, que l’on cherche les bougies, les chandeliers – d’un orage à l’autre on ne se souvient jamais de l’endroit où ils sont. nous lisons sur le canapé, la tête du chien est humide après quelques minutes passées sur le balcon, au moins il n’a pas peur du tonnerre, la lueur des bougies est continue et chaude, chassée épisodiquement par la lumière brève, glacée des éclairs dans le ciel. c’est un bel orage, un exemple d’orage. le lendemain matin l’air est gorgé d’eau rose, la lumière une caresse. les plantes du cerrado sont faites pour résister aux longues périodes de sécheresse : quelques heures de pluie et le paysage se dresse devant moi comme une vague nouvelle. déjà changé, déjà plus vert, de nouvelles fleurs, des oiseaux plus nombreux, plus bruyants. en fin de matinée, j’avais pris rendez-vous chez le vétérinaire, car Ziggy boîte de la pâte arrière gauche depuis plusieurs semaines. j’apprends à cette occasion qu’il pèse 42,3 kg, et qu’il a un début d’arthrose. il faut à la fois qu’il perde du poids, et diminuer ses sorties. alors tout redevient inquiet. suis-je faite pour l’inquiétude ? quelle faute ai-je commise cette fois-ci ?

Shiko Munakata, Bush Warbler, 1959

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