juin s’ouvre sur une ouverture. la peur rigide en nous s’apaise et se laisse guider vers un coin de la pièce, pour en dégager le centre. la table du séjour est pleine des livres de la maison d’édition, à empaqueter et envoyer aux quatre coins du brésil. des amis passent prêter main forte. restent pour un café, une cigarette, puis plusieurs bières. ziggy mange le masque ffp2 de L. il n’a pas l’habitude de voir des gens à l’intérieur de l’appartement. et c’est ainsi que le temps passe, pour la première fois depuis longtemps, sans qu’on y fasse très attention. un autre soir on mange des pizzas avec B., j’apprivoise la possibilité du retour de la vie « normale ». je tiens ma main ouverte, j’y pense doucement, pour ne pas brusquer la peur qui nous observe depuis son coin d’ombre. ensuite, le 3, c’est notre anniversaire de mariage, je ne sais plus dans quel ordre. c’est étrange. une année longue, solitaire, pleine de détails et de grands renversements.
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à la nuit tombée, vision d’une tache claire sur l’herbe noire, je m’approche avec précaution. il s’agit d’une dizaines de plumes blanches, formant un cercle parfait. j’éloigne le chien de l’oiseau mort.
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même dans cette vie réduite je suis souvent gênée par mon monde intérieur (pense à cette lettre de Rilke citée dans la préface des Cahiers de Malte Laurids Brigge, livre chéri de l’adolescence. vie monacale, des années dans le désert, à cultiver ses racines, que personne ne voit. je cite de mémoire). dans le cours cette année et demi de pandémie, mes rares interactions prolongées avec des personnes inconnues ont pour la plupart lieu sur Teams, logiciel utilisé pour les cours de portugais. les lundi, mercredi et vendredi matins, je tente de ne pas trop prendre au sérieux la question du groupe, du regard des autres. mais même hors de la matérialité des corps, je me sens vite submergée. j’essaye de me présenter telle que je voudrais être, mais je suis profondément déçue par ce que je finis par dire, par le petit rectangle puérile où apparaît mon image. si je réfléchis, si je suis tout à fait honnête, je crois que ce qui me déçoit plus fortement encore, ce sont les autres. alors je suis déçue par mon propre mépris et je sens que je parle une langue qui n’existe pas, que mes affects, mon rapport au monde, sont comme des balles jetées sur un terrain où je suis la seule à jouer. me faut-il systématiquement réagir quand quelqu’un dit une chose horrible, je veux dire horrible politiquement ? mes camarades ne comprennent pas quand je me mets en colère. ils changent de sujet, au mieux ça les fait rire. chaque thématique est un motif de discorde et je ne parviens pas à trouver ma place. finalement, je ne suis jamais la personne douce que j’essaye de présenter au monde. je ne rends pas non plus justice à ma colère et à mes engagements. tout flotte.
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un matin la brume de 7h se déplaçait sur le lac comme le fantôme d’un incendie qui n’a jamais eu lieu.
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je me rends compte que dans mon rapport aux autres se produit un double mouvement ; tout d’abord une très grande sympathie, désir de me relier. suivie la plupart du temps d’une déception qui me prend de court et produit une coupure nette dans le lien naissant. je pense spontanément que tout le monde me ressemble un peu. que les personnes voient le monde d’une manière sinon similaire, au moins analogue. ça vient peut-être de ma famille, avec l’idée du clan, sous-jacente. je le constate souvent au contact de personnes inconnues. je les aime tout de suite beaucoup. ensuite elles vont dire quelque chose qui me surprend, et ça me tombe dessus : comment peuvent-elles penser ça ? je commence à défendre l’idée que je crois la plus juste. je sens l’idée ferme en moi, elle est solide, face à la fragilité du lien. je ne sais pas défendre la fragilité du lien face à ma colère. souvent déçue et pourtant jamais préparée à cette déception. en général, après m’être mise en colère, je ressens une très grande honte et je me déteste ; de n’avoir pas su me faire aimer. l’idée était juste, mais j’ai pris soin d’elle plutôt que de l’autre. est-elle encore juste de cette manière ?
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une fin d’après-midi, ziggy dévie de notre chemin d’herbes hautes habituel pour atteindre la route et courir après un bus. je hurle le plus fort possible, mais il est là, tout content, à presque se jeter sous les roues du véhicule. il veut jouer avec le bus comme il jouerait avec un énorme animal. heureusement nous étions proches du dépôt, le bus et la route étaient vides. le conducteur s’est arrêté au milieu de sa trajectoire pour me laisser le temps d’attraper mon chien, ce qui dure effectivement assez longtemps et requiert l’aide d’autres personnes. je m’excuse un milliard de fois. le chien est content car tout le monde a « joué » avec lui.
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j’ai peur ces derniers temps de me satisfaire du monde inépuisable, du quotidien répété, et des chemins. peur de renoncer facilement au plein, d’avoir trouvé en moi une source et que ça soit suffisant. (Lauren Berlant, dans Cruel Optimism, parle de la recherche d’une vie bonne (good life), de l’idée qu’on se fait d’une vie bonne, et des moyens déployés pour l’atteindre. que précisément ces moyens sont contreproductifs, et nous en éloigne). il faudrait céder mais j’ai peur. je n’étais pas plus heureuse quand je travaillais ; quand j’avais une vie sociale très pleine. à présent que nous vivons dans un monde minuscule, j’en mesure l’étendue et je constate qu’il est infini (souvenir insistant du livre d’enfance emprunté à la bibliothèque. l’histoire d’un garçon turbulent que sa mère envoie quelques jours chez un « vieux sage » (figure insupportable), ce vieil homme lui demande de construire un carré avec des bâtons et de la ficelle, deux mètres sur deux mètres, et de poser ce carré dans l’herbe, et de passer toute la journée à l’intérieur. les heures se succèdent, à observer les insectes. sa capacité d’attention s’aiguise. le temps passe de plus en plus vite, il ne s’ennuie pas.). peut-être à voir avec la fusion. toujours été très exactement installée à l’intérieur de moi-même. tout le reste, l’extérieur, ce sont des choses apprises, que l’on s’éduque à faire, et à y prendre du plaisir. quand elles nous sont brusquement retirées on éprouve d’abord une détresse puis, sans oser se l’avouer, du soulagement.
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la langue commence à creuser et faire son travail. la prose de Clarice, le chant de Caetano, la rumeur quotidienne. une bascule se produit. même sans pratique, ou une pratique pauvre, la langue fait son travail d’apprivoisement, et je me laisse toucher.
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on laisse ziggy au chenil quelques jours. les gérants sont aussi éleveurs et vétérinaires, et c’est le moment de faire castrer le chien. je pleure moins que la dernière fois. ensuite, sans lui, quand Heitor n’est pas là et que Piero travaille, je suis un peu perdue. beaucoup de temps libre. je m’enterre au fond du lit, j’allume la Playstation pour jouer aux Sims et j’adopte un chien virtuel que j’appelle ziggy.
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en fait si je suis tout le temps fatiguée, ce n’est ni le chien, ni les réveils matinaux. un soir en prenant un somnifère je redécouvre par hasard la fragilité de mon sommeil. restes d’une prescription ancienne. petit cercle doux-amer à placer sous la langue. j’avais oublié l’état bleu éteint, une caverne au creux de laquelle je rassemble mes forces. je me rends compte qu’en vérité, si la plupart du temps je m’endors vite et fort, je ne dors pas bien, je me réveille toutes les heures. avec le cachet, le sommeil est merveilleux, total. je disparais. ce noir total, sans pensée, sans rêves. pourquoi je ne me laisse pas disparaître davantage ?
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j’essaye d’aller me promener, mais dans la rue, sans mon chien, c’est désagréable. j’avais oublié à quel point je ne suis pas à l’aise sans excuse. quand j’ai le chien je sais que les gens le regardent en premier. sans lui, je suis trop consciente de mon corps. de chacun de mes mouvements, effectués pour moi seule, et qui me surexposent. alors je fais semblant de marcher vite comme si j’étais en retard et que l’on m’attendait.
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quelques jours hors de la ville, une maison perdue dans le mato. le long de la grande route, l’accès est quasiment introuvable. il faut engager la voiture dans ce qui ne ressemble même pas à un chemin, une petite encoche dans l’uniformité du bord de route. par sécurité, nous dit le propriétaire. par sécurité, la maison est cachée. en entrant dans le mato on se dit ah mais c’est sûr, que Lázaro se cache ici. Lázaro, c’est un serial killer en fuite depuis une dizaine de jours. quelqu’un de la région, qui attaque des fermes et a déjà exécuté plusieurs personnes. la police n’arrive pas à mettre la main dessus, même à grand renfort d’hélicoptères, de chiens. c’est un fermier ou un chasseur, il connaît le mato par cœur, disent les journaux. ils ne sont pas non plus très loin de dire que Lázaro est aidé par le diable. il marche dans le lit des rivières pour effacer ses traces. la traque fait les gros titres, même nationaux, ça passe en boucle à la télévision et bien sûr au moment où nous avons décidé de passer quelques jours dans cette maison, hors de la ville rassurante avec ses immeubles, ses gardes de nuits. on se fait des blagues. à vrai dire la maison louée se révèle terrifiante. elle ressemble à un orphelinat abandonné, c’est très grand, peu meublé, presque vétuste, il y a au moins 6 chambres arrangées comme des dortoirs, et nous ne sommes que quatre.
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mais le jour nous n’avons pas peur. je ressens davantage la joie de se retrouver en petit groupe, presque comme avant, d’avoir des bières plein de frigo, d’être à l’extérieur sans masque, cette joie-là reprend le dessus. et puis j’ai toujours aimé les lieux étranges. et aussi je me souviens de mes amies en France, de nos voyages et séjours, de notre organisation de groupe, de faire le marché de Rennes, de choisir du beurre, du fromage, des légumes, de préparer des pâtes dans la forêt, sur un réchaud de camping, de tous les repas partagés, de tous les appartements différents où nous nous invitions, leur présence chaleureuse et certaine, et ce souvenir m’emplit de douceur. la piscine est glacée, je lis Ulysses par petits bouts, sans être trop dure avec moi-même, et le lieu et le contexte nous autorise à sortir les bières à la mi-journée, à mélanger l’heure des repas, à rester un peu trop longtemps le soleil de plomb posé sur la peau nue des épaules. il y a un chemin qui descend jusqu’à un cours d’eau, et une petite cascade. S. m’accompagne. un arbre est tombé en travers suite à un coup de vent, il y a plusieurs jours déjà, mais les caseiros n’osent pas aller l’enlever par peur de Lázaro (qui paraît-il exécute ses victimes près des rivières). ça ne se voyait pas tout de suite qu’ils avaient peur. un soir nous entendons un coup de feu qui semble proche, probablement dans une ferme voisine. la peur nous prend et nous nous retranchons à l’intérieur de la maison. pour fermer la porte il n’y a pas de clé mais deux très grandes barres de fer qu’il faut pousser, comme dans les films d’horreur, quand les gens se barricadent. mais j’ai déjà vu Straw Dogs et je sais que ça ne sert pas à grand chose. c’est étrange mais quand cette peur arrive, c’est comme si elle renversait tout sur son passage, impossible de retrouver la sensation d’avant la peur, un seul bruit nous a fait basculer dans son cercle, où elle a le pouvoir de tout réarranger à sa guise, la disposition des objets, fermer les portes et les fenêtres, tendre les corps.
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finalement cette histoire de Lázaro se révèle être une sombre fiction policière. l’homme recherché dans le mato n’était pas fou ni possédé, on le payait 500 R$ par assassinat. des fermiers l’ont protégé. je n’ai pas encore tout compris. mais la police a tiré 135 balles dans son corps et l’a traité comme un trophée de chasse. ça donne honte d’avoir eu peur, ce soir-là. pourquoi croit-on toujours aux fictions de droite ? comment Bolsonaro peut-il encore être à la tête du Brésil ? je dis à Piero, ce n’est pas cher, 500 R$ pour une vie, il me répond pour Bolsonaro c’est 1 R$, je dis c’est vrai. la commission d’enquête en cours (CPI) est en train de révèler un gigantesque système de détournement de fonds publiques pour l’achat de vaccins qui ne sont jamais arrivés. c’est 1 R$ en plus à chaque dose. d’autres lots ont été acquis déjà périmés. 500 000 morts.
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on doit récupérer Ziggy le mercredi, mais sa cicatrisation n’est pas tout à fait terminée. la responsable du chenil ne m’a pas prévenue, alors nous avons fait le trajet pour rien. je vois mon chien quelques minutes. il a une collerette immense, il nous saute dessus comme un fou furieux. on se dit qu’avec un tel dispositif, il fera mal à Heitor (puisqu’il nous fait mal à nous). on repart sans lui. ce n’est pas ce qui était prévu. soudain le monde se décale et je perds pieds. une grande tristesse s’empare de moi pendant plusieurs jours. longtemps qu’elle n’était pas venue comme ça. c’est alors que je me rends compte à quel point je passe mon temps à me préparer pour vivre. la moindre distorsion me coûte.
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avec Heitor nous regardons les documentaires Netflix sur le monde animal, notre planète, ou quelque chose comme ça. nous sommes hypnotisés par les formes infinis d’organisations du monde sauvage. la pêche synchronisée des animaux marins. le désespoir des morses privés de banquise. la lente maturation d’un jeune aigle. les danses derviches d’un oiseau tropical. vision d’un monde appauvri, des kilomètres d’eaux profondes colonisés par les méduses. organismes qui ne contribuent pas. l’écran saturé de corps filandreux et vides. ça me fait peur. l’étendue de la dévastation ressemble à un champ de méduses. étranges qu’en portugais elles s’appellent águas–vivas, alors que c’est précisément une image de mort. cette série documentaire me donne envie de prendre soin de mon chien, je ne sais pas exactement pourquoi. à défaut de faire autre chose. lui offrir une tendresse infinie et des champs où courir. Piero m’envoie le livre de Donna Haraway en PDF, The Companion Species Manifesto: Dogs, People, and Significant Otherness. je ne l’ai pas encore lu, j’ai du mal à lire sur mon téléphone.
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retour de mon chien à la maison et début de l’hiver brésilien. soudain l’environnement change. l’herbe molle où je me promène est devenue un foyer de paille. les couleurs orange, rouille, jaune. le mois de juin s’achève. je sens la sécheresse passer sous mes yeux, dans ma bouche, les plantes se recroquevillent.
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