journaux hors-sol 7

malgré tout, la mensualité des journaux me rattrape. je sens qu’il est temps d’écrire, de rassembler, j’ai peur que les fragments accumulés commencent à perdre de leur valeur. au milieu du quotidien, de la bande-passante, j’ai dans la tête toujours plusieurs textes, que je n’ai pas le temps d’écrire, et ils s’écrivent pourtant, à l’intérieur, se modifient, se remplacent les uns les autres, si bien que lorsque le temps d’écrire est arraché au monde, j’ai déjà plusieurs versions de retard. le texte est alors ce qui a écrasé le reste, ou ce qui a survécu au fait de ne pas écrire. le reste a creusé sa maison en moi, nous avons changé ensemble, il s’est éparpillé dans d’autres endroits, des conversations, des idées, des manières de voir. ce qui effectivement s’écrit n’est jamais que ce que j’ai eu le courage de retranscrire, et mon courage est petit comme la vie, étriqué comme le temps.

et il est impossible de ne pas voir que la précarité se loge partout, depuis l’arrondi des tentes du bois de Vincennes sous la chute lente des feuilles d’automne jusque dans les prises de sang prescrites, espérant que nos corps ne changent pas, espérant que rien d’anormal ne se produise, depuis les murs gondolés de l’appartement, les peintures grignotées par l’humidité sournoise des mauvais logements parisiens, même si nous aérons matin et soir, dans un effort inutile pour rendre sain un intérieur qui depuis le début ne l’est pas, et que le froid d’hiver entre, jusque dans l’anglais du monde du travail qui contamine sans que je le veuille mes expressions quotidiennes, s’infiltre dans ce qui importe le plus pour moi, les tentatives de dire et l’ajustement des langues à ce que je crois être mon lien au monde, depuis le texte qui s’altère avant même que j’ai pu m’en dire l’autrice, trop prise dans d’autres tâches, jusque dans la réponse ou la non-réponse d’un autre, capable de faire basculer l’image que je possède de moi-même. la précarité se loge partout, dans un ganglion anormalement gonflé sur le cou de Piero, les poils blancs sur le museau de Ziggy, dans les images de Palestine, la fatigue dans les gestes de mes grands-parents, le prix d’un aliment que l’on renonce, de semaine en semaine, à acheter.

j’essaye de l’accepter mais je l’avoue, je rêve de permanence

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début novembre, en désignant les lieux de mon enfance à Piero et à Heitor, mes pensées ne cessent d’aller vers celles et ceux qui ne pourront pas faire de même avec les leurs. « leurs » désigne ici tout ce qu’on peut perdre : les personnes aimées, les lieux habités, les possibilités d’enfance. certain-es perdent plus que d’autres, et on ne peut pas à la fois vivre et s’habituer à cette idée, car nos pertes sont individuelles et collectives. je pense souvent au fait d’avoir perdu ma maison d’enfance, pour diverses raisons qui sont de peu d’importance au monde, mais de grands drames personnels. le petit et le grand cohabitent toujours, ils n’existent que l’un à côté de l’autre. le fait que je ne puisse pas pousser la porte bleue de la maison et dire à Piero et à Heitor : c’est ici, de l’intérieur. mais je peux montrer les arbres de la forêt de Saoû, la rivière, la tour de Crest, la petite plage de Carry, je peux circuler librement entre ces points cardinaux. je peux regarder mon mari et mon beau-fils serrer ma mère et mon père et mes frères et mes grands-parents maternels dans leurs bras – étrange de les désigner toutes et tous ainsi – se reconnaître autrement qu’en photos. les personnes que j’aime, les lieux que j’aime se touchent et se rencontrent, leurs noms et leurs gestes sont légers et discrets comme le vent dans les pins. c’est à la fois absurde d’avoir cette chance et de penser qu’il s’agit d’une chance. tout ce que j’ai connu existe encore. si je dis qu’en même temps je pense aux familles palestiniennes qui ne rentreront jamais chez elles, à celles et ceux qui ne présenteront jamais, même de loin, la silhouette d’une maison aimée à des yeux aimés, vous me soupçonnerez peut être de sentimentalisme, de militance confortable derrière l’écran froid du téléphone ou de l’ordinateur, voire d’attachement rance à l’idée de territoire. ce n’est pas grave, je décide de quand même écrire ça, ce petit paragraphe, au moins pour m’en souvenir, même si je ne le crois pas exactement juste. je tiens la main d’Heitor près de la mer tremblante et me retourne pour chercher le regard de Piero. quand nos yeux se croisent je fais le vœu de vivre ensemble le plus longtemps possible, et de toujours nous tenir du côté de la douceur et de la justice.

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le jour d’Halloween, il y a un atelier maquillage au Poney Fringuant, le bar de Saoû. Heitor veut et ne veut pas se faire maquiller, il y a d’autres enfants, il ne les connaît pas, il aime tellement l’idée d’Halloween que j’ai peur qu’il n’arrive pas à la vivre. heureusement, nous sortons du bar et la forêt est verte et bleu sombre dans la nuit tombante. nous avons pris la citrouille dont il a quelques heures plus tôt dessiné le visage, et sur laquelle j’ai ensuite creusé ce visage au couteau, nous avons mis une bougie à l’intérieur, nous la portons à tour de rôle pendant cette promenade un peu solennelle. Lucas joue à nous faire peur, mon père parle des loups qui se cachent à la lisière, ma mère fait des grimaces et feint une course, les chiens bousculent nos jambes, Piero et moi portons les traces d’un maquillage que nous nous sommes infligés pour donner l’exemple, mais qui ne ressemble à rien. et la nuit tombe comme un rideau de pluie bleu sombre, nous formons une étrange caravane sur le chemin désert. je pense que nous nous ressemblons à cet endroit, à cette image, dans laquelle nous puisons quelque chose qui n’est pas une évidence, marchant sur la couture fragile qui relie la joie et l’enfance.

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ensuite, sur la route de Carry, les chèvres du Rove forment des taches blanches au milieu de l’ocre-vert des bords de route, les cochons sauvages vivent leur vie dans la zone industrielle de Marignane, le chat de mes grands parents longe nos présences de très loin et se laisse beaucoup moins caresser que les cochons. je suis tellement soulagée de présenter Piero et Heitor à Papou et Manou. comme si quelqu’un chose n’était jusqu’ici pas bien fait, pas scellé. mes grands-parents vieillissent, c’est dans les larmes de Manou dans la cuisine, parce qu’elle se sent dépassée par les choses à faire autour du fait d’accueillir, parce qu’elle n’y arrive plus comme avant. je dis au petit : là je faisais ça quand j’avais ton âge, là je faisais ça, sauter à pied joint sur les dalles du jardin ou sur le damier de l’entrée. il suit mon frère Lucas partout, nous jouons au Uno, à la pétanque sous l’œil expert de mon grand-père, ou sur les vielles grilles de Mastermind, les même que quand nous étions petits, que quand ma mère était petite.

juste avant de reprendre le train pour Paris, je reçois un message de Chloé : Solal, son chat, est en train de mourir à la clinique. nous sommes là dans l’appartement de ma mère, avec nos valises, une petite famille, Ziggy au milieu, et je me souviens quand mon amie avait adopté son chat. nous étions en première année d’étude, nous avions plus ou moins 18 ans, Chloé de très longs cheveux et un appartement d’étudiante juste sur le bord du périphérique aixois. quand j’y pense, c’était la première d’entre le groupe de copines, à avoir une responsabilité, la responsabilité d’un autre. le chaton avait été trouvé abandonné dans la forêt, et toute sa vie il a été un chat angoissé, aussi ronchon et soupe-au-lait que sa compagne humaine est lumineuse et tournée vers le monde. j’avais assez peur de Solal et de son mauvais caractère, notamment quand j’ai dû le garder dans mon petit studio avec mezzanine, et qu’il se cachait en haut pour me sauter sur la tête. quand nous vivions ensemble en colocation, Solal insistait pour rentrer dans ma chambre, je devais bloquer la porte avec des livres mais il finissait toujours par les faire dégringoler, surtout en pleine nuit, il m’avait aussi volé un steak, à même l’assiette, pendant un moment d’inattention, grâce à un savant coup de patte qui aujourd’hui me fait penser à la dextérité de Ziggy quand il s’agit de dérober un objet convoité. une boule de poils angora très noirs avec deux grands yeux au milieu, comme ces jouets ou porte-clés des années 90. un jour il s’était brûlé la queue sur une bougie, et nous avions tellement ri qu’il était parti se cacher, très vexé. un autre nous l’avions rattrapé, avec Mathilde, alors qu’il se tenait pendu par les pattes avant sur le balcon après un saut manqué. notre wifi s’appelait queue touffue en son hommage. ensuite, dans la vie d’adulte, lorsque je me rendais chez mon amie, il était beaucoup plus calme, notamment parce qu’un vétérinaire bien inspiré avait fini par lui prescrire des anxiolytiques. bref, une biographie animale, c’est une vraie vie, faite d’humeurs, d’anecdotes, de déménagements, qui se mélangent avec les événements de nos vies humaines, avec ce que nous érigeons en événements et en repères, ils se faufilent au milieu. dans le restaurant de Strasbourg Saint Denis où nous nous retrouvons, plus de dix ans plus tard, je dis à Chloé c’est comme la fin d’une époque, et bien sûr elle y a pensé aussi, et nous pleurons un peu toutes les deux, sans prendre la commande. de savoir que mon amie a perdu son compagnon me touche à l’endroit de la continuité. évidemment je pense à mon chien, à quand je vais devoir faire sans lui, mais aussi à nous plus jeunes, au fait de grandir, de vieillir à présent. pourtant, de savoir qu’elle a vécu avec lui, qu’ils ont vécu ensemble, me fait comme un baume tiède sur la poitrine. je suis heureuse que cette histoire ait eu lieu, et de la connaître. respect, responsabilité, amour, dirait sûrement Donna Haraway. maintenant que j’écris ça, je pense aux fragments d’Hélène Cixous dans L’amour du loup et autres remords, sur sa chatte, sur le fait de l’aimer. Je cite quelques bribes de mémoire « c’est un monde en augmentation » ou « elle me rapproche de la formation de l’âme » et je ferme les yeux un instant. je pense aussi à les envoyer à Chloé, et comme je sais qu’elle me lit, c’est presque chose faite.

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à côté de nous on dirait qu’ils ont un premier rendez-vous et ils sont habillés exactement pareil avec les couleurs inversées. c’est le message que j’envoie à Piero alors que nous travaillons aux Pères populaires, à propos d’un couple sur la table voisine. ils sont très grands tous les deux, très châtains tous les deux, elle porte une salopette blanche sur un pull noir et lui une salopette noire sur un pull blanc et c’est évident qu’ils ne se connaissent pas trop. quelle est la probabilité pour que ces deux personnes se retrouvent vêtues d’une salopette ? on se dit souvent, en ce moment, que c’est comme si on vivait dans la simulation d’une intelligence artificielle. c’est bien parce que notre esprit produit l’idée même de cette intelligence que nous la voyons partout. petit à petit le bar est devenu une extension de la maison. nous y sommes en quelques minutes. tous les jours, passer dans la rue, s’arrêter quelques instants devant la porte vitrée, regarder s’il y a du carrot cake sous la cloche à gateau, envoyer un message à Piero alerte carrot cake s’il y en a, et s’il n’est pas avec moi, attendre au comptoir avec le grand corps horizontal de Ziggy qui empêche tout le monde de passer: l’autre soir, en scrollant sur mon téléphone je suis tombée sur ce clip de David Lynch qui interviewant un acteur dont j’ai oublié le nom : how would you describe yourself? as nothing, there is no self et ils se marrent. penser à s’en souvenir, lorsque l’idée d’un self insiste. sur la ligne 1 un homme tient un sac plastique blanc avec à l’intérieur une photo encadrée de quatre enfants, en noir et blanc tirant sur le sépia, le sourire des enfants découvrent leurs dents, la lumière vient de derrière et se perd dans leurs cheveux. l’homme n’arrête pas de sortir la photographie pour la regarder, puis la range, avant de la sortir à nouveau.

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comme je lis Anna Tsing en ce moment Ziggy gagne un nouveau surnom parmi les centaines d’autres : Ziggy-patch! (qui ressemble un peu à la manière dont Heitor prononce « Ziggy papatte », Ziggy-papatche, à la brésilienne) Patch de sa fourrure beige-dorée sur fond vert dans le bois d’automne, sur fond de gris dans les rues du vingtième, sa manière de se détacher du reste, d’être là avec son grand corps indécis et anxieux et joyeux et réactif. j’ai acheté L’Enfant brûlé de Stieg Dagerman à Piero qui écrit sur les inconsolables. je ne me souvenais même plus qu’il y avait un chien (et qu’il s’appelle Hector) (!) prolongement de l’autorité du père, prolongement de sa femme morte, consolation impossible. tous ces chiens qui prolongent et dépassent nos personnages, chiens-fantômes de la littérature et du cinéma : le petit chien dans The Bluest Eye de Toni Morrisson, les chiens voyeurs de fantômes de Rilke, le chien d’Anatomie d’une chute, les chiens signes de Marie N’Diaye, les chiens de Tarkovski, etc., etc. je les rassemble dans le grand texte qui n’en finit pas de s’allonger et de piétiner et d’aboyer sans moi, comme dans un grand parc canin, un patch de pensée canine au milieu de pensées disparates des jours sans écriture. le ronflement de Ziggy sur mes genoux, la douceur de sa fourrure derrière les oreilles, je lui chuchote mon ange, mon petit prince des sables, avec son museau il pousse ma main pour demander qu’elle caresse.

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un dimanche après une insomnie, Piero a passé toute la nuit à prendre soin d’Heitor malade, moi je n’arrive plus à dormir à côté de la moitié vide du lit, alors quand sur le matin ils sont apaisés, quand j’entends leurs respirations régulières, et que je sais que mon sommeil ne viendra plus, je prends la liberté de réveiller le chien et nous allons dans la forêt très tôt, pour la première fois après plusieurs jours de pluie et de ciel bas une lumière d’or se lève sur les branches d’automne, Ziggy est attentif au moindre de mes gestes, nous sommes accordés comme des danseurs. je suis la seule alentours à avancer à un rythme de marche, je n’exagère pas, les coureurs et coureuses aux vêtements techniques et multicolores nous dépassent par dizaines, les vélos aussi. Ziggy gambade mais ne quitte pas ma main des yeux et ne saute sur personne, la rivière coule avec un bruit de fraicheur, les feuilles se soulèvent et retombent doucement. lorsque je me retourne je m’aperçois que sur l’allée royale, tout en haut, deux grands chevaux blancs sans cavaliers sont lancés dans une course folle et euphorique, je peux voir le dessin de leurs muscles dans la lumière rasante du jour, le détail des crinières griffant l’air sec, ils sont encerclés, personne n’arrive à les rattraper, c’est quelque chose que j’espère.

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il n’y a rien d’intelligent que je puisse dire moi sur ce que fait subir l’OFII à Piero, et sur toutes les personnes étrangères vivant en France, en particulier si elles sont musulmanes, ou considérées comme musulmanes. on aurait pu penser qu’ayant travaillé des années avec des personnes en demande d’asile, connaissant les institutions, les acteurs, les parcours, formels et informels, officiels et non-officiels, je n’aurais été ni surprise ni choquée , du récit que mon compagnon fait de ses journées de « formation républicaine ». et pourtant je le suis. la honte que j’ai d’être française, européenne, ces derniers temps, est cuisante et rouge sur mon cou. il serait indécent même de demander pardon.

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je ne sais pas pourquoi reviennent, ce mois de novembre, des angoisses infantiles liées aux rapports sociaux. peur que les regards passent vite pour mieux se détourner, peur que le temps que les autres consacrent à discuter avec moi soit pour elles ou eux du temps perdu, qu’ils ou elles auraient pu mettre à profit auprès d’autres interlocuteurs-rices, dont ils ou elles bénéficieraient bien davantage, qui les élèveraient, leur ferait gagner quelque chose, et que par charité ils ou elles consentent à me consacrer quelques minutes. ma réponse à ces impressions envahissante est toujours la mise en retrait. doucement, sur la pointe des pieds. faire en sorte que même ma disparition ne soit pas brutale pour l’autre, ne pas produire de culpabilité. bien sûr que le jeu social est aussi un jeu de calcul, d’intérêt, d’alliances. mais je choisis toujours de penser que ce qui me blesse dans les marques de désintérêt voire les malveillances anodines des autres relève entièrement de mes propres angoisses, d’un vide interne. ma psy dit quelque chose comme refus de voir les petites agressivités pour se protéger, refus de la compétition, de la jalousie, de cette tension qui est au fond une tension vers l’autre, c’est comme un refus d’être au monde, qui met les gens mal à l’aise. everything eats and is eaten chante Adrienne Lenker. peut être que j’invente un peu. si quelque part il faut se montrer brillante, montrer qu’on a sa place, je préfère toujours me retirer de la course plutôt que de me battre contre (mais donc avec). ambiguïté non résolue entre désir d’exister, donc de se montrer, et de disparaître. penser longtemps à quoi dire pour être aimée, mais ne rien avoir à dire. continuer d’aimer le monde et les gens, par principe, ou hypothèse. l’autre jour j’ai pleuré au laboratoire car l’infirmier particulièrement grossier me proposait de faire la prise de sang à la jugulaire, comme lorsque j’étais enfant, et qu’on ne trouvait pas mes veines. il m’a fait plein de blagues graveleuses sur les motifs de mes examens. même lui je ne l’ai pas détesté, je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas détesté. quand il a demandé ce que je faisais dans la vie, je lui ai dit que j’étais écrivaine. c’était comme un élan de courage. il s’est moqué de moi. Piero me dit qu’il ne faut pas que je laisse les autres me traiter de cette manière. mais je ne sais pas faire. peut-être qu’il faut continuer à aimer les autres de loin, sauf exceptions. peut-être qu’il faut se contenter d’écrire, de la famille, des amies déjà là, de savoir qu’il n’y a rien au bout des liens vagues et que la vie se situe ailleurs.

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avec Piero à la fenêtre, qui tente de m’expliquer la trace chez Derrida, parce que j’ai acheté d’occasion une version toute abîmée de De la grammatologie, avant son arrivée, que je n’ai même pas ouverte, car je ne sais plus ce que j’y cherchais. parfois je pense que c’est drôle de vivre avec, de dormir avec, d’aimer une personne qui est par ailleurs un très grand spécialiste de Derrida, sans jamais l’avoir lu ou presque (si on laisse de côté L’animal que donc je suis, évidemment, qui répond à mes obsessions). c’est vraiment une paresse de ma part, ou la peur de ne pas comprendre, je note dans un coin de mon esprit de faire plus d’efforts en ce sens, de le lire la tête lovée dans le creux de son épaule et lui poser toutes les questions, même les plus bêtes, même les plus évidentes.

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c’est l’anniversaire d’Heitor, il a sept ans. nous mangeons dans la pizzeria qu’il adore, celle juste au-dessus de la ligne deux, toutes les deux trois minutes on sent le métro trembler, on s’arrête de manger et on se regarde, traversés par la même vibration. je réalise que j’ai été présente pendant la moitié de son existence. je ne me sens pas « belle-mère ». j’utilise parfois ce mot par défaut, lors qu’il faut expliquer à quelqu’un d’extérieur, mais il n’a rien à voir avec le lien entre nous. nous n’avons pas besoin de la laideur de ce mot, ni de référence à la filiation. juste de nos prénoms, de nos maisons communes. de sentir au même moment le métro passer et de se regarder en riant. je sais que je suis pour lui Camille, et qu’il est pour moi Heitor, et que c’est ainsi. de le voir interagir avec ma mère me touche profondément. un matin, chez elle, Piero et moi nous sommes levés un peu plus tard, et je l’ai retrouvé attablé sur la petite table de la cuisine, petit-déjeunant avec elle, comme si c’était la chose la plus naturelle. il est assis sur une des chaises peintes en jaune, qui se trouvaient déjà dans la cuisine de mon enfance. de retour à Paris, il dessine un grand triangle vert sur une petite feuille, et me dit que c’est pour mon père, la « montagne » de Saoû. il échange des lettres avec Lucas et Lilou, où il est question de Ronflex, de Totoro, de semelles qui se décollent. making kin, peut-être, pour convoquer Donna Haraway, encore.

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il y a cette chanson de Mariana Lima que je peux avoir dans la tête des jours durant.

Só vou te contar um segredo
Não, nada, nada de mau nos alcança, não
Pois tendo você meu brinquedinho
Nada machuca, nem cansa

Puis :

Você me abre seus braços
E a gente faz um país


c’est une chanson pop des années 80 mais je trouve dans ces paroles quelque chose de plus sourd, comme une sous-mélodie grave. rien de mauvais ne nous atteint, tu m’ouvres les bras et nous faisons un pays.

j’en fais notre porte-bonheur.

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