La Zone est la Zone, le chien est un chien

Réflexion sur Stalker d’Andreï Tarkovski (1979)

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Au milieu d’une rivière peu profonde, sur un ilot de terre à peine plus grand que son corps, un homme est couché sur le côté, les bras serrés contre sa poitrine, les jambes à moitié repliées, et les yeux ouverts. Le plan est fixe, l’image sépia, le cadrage en légère plongée – nous ne voyons pas le ciel. L’homme se trouve au centre. Son immobilité entre en contraste avec les ondulations de l’eau et les mouvements du chien noir qui, depuis l’arrière-plan, se dirige vers le milieu de l’image, comme pour rejoindre l’homme couché, peut-être celui derrière la caméra. Son déplacement n’est ni particulièrement lent, ni particulièrement rapide. C’est un rythme naturel, une cadence de trot éclaboussé, mi-joyeuse, mi-inquiète, comme celle qu’adoptent la plupart des chiens lorsqu’ils se dirigent vers un point en particulier. Le corps de l’animal est agile, presque élégant. Ses oreilles sont pointues, son museau allongé. En raison du contraste, on distingue difficilement la forme et l’expression de ses yeux. Il ne semble pas dangereux, mais sa forme de loup peut semer le doute. En tout cas, ça y est, il grimpe sur l’ilot de terre, approche son museau du corps de l’homme – celui-ci ne semble ni le voir, ni l’entendre, ni le sentir arriver, en tout cas ne bouge pas – pas même un clignement de paupière – tandis que le chien se couche derrière lui, dans l’espace laissé entre ses jambes.

Le plan dure à peine 20 secondes et c’est l’un des plus emblématiques de Stalker, le film d’Andreï Tarkovski. L’homme couché n’est autre que le personnage éponyme, plongé dans un rêve ou dans une pensée, comme le passage soudain au sépia nous le laisse entendre, au milieu de la séquence centrale de la « Zone », presque intégralement filmée en couleur. Le synopsis[1] de Stalker est relativement simple : dans un lieu et une époque indéterminés existe une « Zone », un endroit à part, potentiellement dangereux, où des événements inexpliqués auraient lieu. L’apparition de la Zone n’est pas attachée à une explication claire : est-elle la conséquence de la chute d’une météorite, d’une invasion extra-terrestre, le résultat d’une expérience scientifique ayant mal tourné ? Les personnages suggèrent la première option, mais aucun d’entre eux n’est un narrateur fiable. Ce que nous savons, puisque nous le voyons à l’image, c’est que le périmètre est protégé par l’armée, et que l’accès est interdit. Nous savons également que des rumeurs circulent sur la nature et les propriétés du lieu. L’une d’entre elles a des accents de parabole : au milieu de la Zone se trouverait une « Chambre » qui permettrait d’exaucer le désir le plus cher de celui qui y pénètre. De fait, comme tous les lieux interdits, la Zone attire les plus curieux, les plus avides, les plus désespérés, et engendre également une vocation particulière : celle des stalkers, vivant un pied dans le monde « réel » et un pied dans la Zone. Par un processus d’initiation dont nous ignorons les détails, ces hommes  (puisque ceux sont exclusivement des hommes) ont développé une connaissance et une sensibilité particulière, grâce auxquelles ils sont à même d’officier comme passeurs ou guides pour ceux (puisque ceux sont exclusivement des hommes) qui souhaiteraient s’aventurer dans le lieu interdit.

C’est un Stalker que nous suivons tout au long du film, accompagné de deux candidats à la Chambre : l’Ecrivain et le Professeur. Les noms propres sont suspendus: chaque personnage est désigné par un statut, une fonction, parfois un surnom d’animal. Cette suspension se prolonge jusque dans le déroulé de l’action : il ne se passe, concrètement, pas grand chose de plus que ce que le synopsis propose : trois hommes se préparent, arrivent, traversent, puis reviennent de la Zone. Dans Le Temps scellé, Tarkovski insiste sur l’importance accordée aux unités de temps, de lieu et d’action dans ce film. Ce qui arrive ne provient pas des agissements des personnages, ni même des contacts qu’ils nouent entre eux ou avec leur environnement. Les déplacements sont avant tout intérieurs. L’événement-catastrophe ayant provoqué l’apparition du lieu mystérieux est laissé complètement hors-champ. Nous ne l’approchons qu’au détour d’allusions, de commentaires évasifs. De même, il n’existe aucune preuve concrète que la Zone – qui apparaît sous la forme d’un environnement à la fois bucolique et inquiétant, où la végétation et les ruines s’entremêlent, couvées par la brume – possède quelque particularité, encore moins que les pouvoirs attribués à la Chambre soient réels. Il s’agit d’adhésion, de foi. Le Stalker croit en la Zone. Ses compagnons de route, eux, doivent choisir entre s’engouffrer dans cette croyance ou rester au dehors. Les deux solutions comportent des risques : et si la Zone était réelle ? Et si elle ne l’était pas ? Que signifie la réalisation de notre désir le plus cher ? Est-elle souhaitable ? Connaissons-nous ce désir ? Quand apparaît le chien noir, nous sommes à l’exact milieu du film, aussi perdus et déroutés qu’eux.

Comme tous les films de Tarkovski, Stalker a déjà fait couler beaucoup d’encre. Expérience intense, hypnotique, au fil de laquelle l’attention accroche une multitude de détails et d’objets, derrière lesquels se pressent des forêts de symboles : la Zone pourrait être une métaphore de résistance politique, un lieu de liberté préservée au sein d’un régime totalitaire, elle pourrait être également une image religieuse, une représentation de l’inconscient labyrinthique, ou encore la troublante prophétie du désastre de Tchernobyl. Le film est « une machine suffisamment infernale pour n’exclure a priori aucune interprétation » note Serge Danley dans Libération, peu après sa sortie[2]. Tarkovski lui-même s’est agacé des spéculations sur la signification de la Zone : « La Zone ne symbolise rien, pas plus d’ailleurs que quoi que ce soit dans mes films. La Zone, c’est la Zone. La Zone, c’est la vie. Et l’homme qui passe à travers se brise ou tient bon. Tout dépend du sentiment qu’il a de sa propre dignité et de sa capacité à discerner l’essentiel de ce qui ne l’est pas »[3].

Pour ma part, c’est le chien qui m’intrigue. Il apparaît peu, mais sa présence ne peut être anecdotique. Nous le rencontrons dans la Zone, il s’accroche au Stalker, jusqu’à entrer dans sa maison. Pourquoi est-il là ? Qui est-il ? Qu’est-ce qu’il est ? A l’instar de la Zone, il est tentant de regarder cette figure comme un symbole : le chien serait une incarnation de la Zone, une matérialisation du doute venu attaquer la croyance du Stalker, ou encore une divinité psychopompe, faisant la liaison entre le monde des vivants et le monde des morts. Cette dernière hypothèse est particulièrement séduisante si l’on considère la ressemblance de l’animal avec le dieu égyptien Anubis: tête noir, long museau, oreilles pointues, même posture allongée, la tête redressée, dans la scène que nous évoquions plus haut. Mark Alizart a souligné que la figure d’une divinité canine chargée de guider, de protéger ou encore d’embaumer les morts se retrouve dans toutes les mythologies – une récurrence qu’il attribue à la « nature dialectique » du chien : « moitié loup, moitié homme, il est moitié sauvage, moitié civilisé. Il a un pied dans les deux mondes »[4] et « n’est pas affecté par les barrières qui séparent culture et nature, jour et nuit, vie et mort, qui entravent les autres êtres »[5]. D’ailleurs, le chien de Stalker n’apparaît-il pas couché près d’ossements humains, qu’il semble garder, lorsque les voyageurs atteignent la Chambre ?

Mais quelque chose pour moi résiste. J’ai eu envie de revoir le film en considérant que le chien est un chien, ou plus précisément une image d’un chien qui est un chien, de la même manière que « la Zone est la Zone ». Aussi chien que Dakus, le compagnon du cinéaste, dont la silhouette apparaît sur ses photographies polaroïd, lesquelles présentent une ressemblance troublante avec certains plans de Stalker. J’ai essayé de « prendre au sérieux », comme dirait Donna Haraway, le chien en tant que chien, de ne pas le regarder comme un « prétextes à d’autres thèmes », mais bien pour ce qu’il est, un membre « d’une espèce ayant noué avec les êtres humains des rapports inévitables, historiques, constitutifs et protéiformes » [6]. Cela implique de réfléchir non pas exactement à ce que signifie ce chien mais, pour reprendre et détourner la problématique du cours « Filmer l’Apocalypse. Fins du monde et cinéma »[7], proposé par Jean-Michel Durafour à la Faculté de Lettres d’Aix-Marseille, ce que le chien fait au film.

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Un chien dans la Zone ?

Contrairement à d’autres représentations apocalyptiques au cinéma[8], la Zone post-catastrophe n’est pas un environnement mort, aride : elle présente au contraire une nature luxuriante, recouvrant progressivement les empreintes humaines. Ce paysage contraste avec le monde urbain et désolé que nous avons découvert en ouverture, et dans lequel aucune espèce végétale ni animale n’est visible. Si le chien apparaît physiquement (et exactement) au milieu du film, dans un plan légèrement antérieur à celui présenté en introduction, sa première manifestation est en vérité sonore. Elle a lieu peu après l’arrivée des voyageurs dans la Zone.

 Notre première vision de la Zone est presque rassurante : la musique s’interrompt, laissant place au calme. La coupure avec le monde « réel » – en tout cas celui où les personnages vivent – est marquée par le passage à la couleur, rompant avec le noir et blanc et l’obscurité des premières séquences. De même, le premier plan de la Zone propose une largeur de champ qui nous permet d’embrasser du regard un paysage où la végétation est abondante. Celle-ci recouvre les infrastructures humaines (rails, poteaux électriques, véhicules militaires, bâtiments en ruine) laissées à l’abandon. En contrebas, une rivière coule. Par la suite, nous perdrons ce confort visuel, à mesure que nous nous enfoncerons dans les lieux, portés par une caméra subjective qui se fait plus angoissante. Dès leur arrivée, le Stalker s’éclipse et demande au Professeur et à l’Ecrivain de l’attendre. Les deux hommes sont mal à l’aise, ils ne savent pas quoi se dire, ni comment se comporter. Des hurlements retentissent au loin, interrompant leur conversation (43’30). Ils pourraient être ceux de chiens ou de loups. Le plan suivant est cadré au sol : nous entendons hors-champ les pas lents du Stalker, la caméra se redresse lentement vers un arbre couvert de toiles d’araignées. Le Stalker s’agenouille parmi les fleurs et les herbes hautes, dans un geste de soulagement et de recueillement. Il est chez lui, enfin. Le plan suivant nous le montre allongé (les personnages se tiennent rarement debout dans Stalker, mais nous y reviendrons), un insecte parcourt sa main.  En l’espace de quelques minutes, ce sont trois indices d’une présence vivante, animale, dans l’écosystème de la Zone. Plus tard, nous croiserons, à l’image ou dans le plan sonore, des oiseaux, d’autres insectes, de mollusques, des poissons. Quand Stalker rejoint le groupe,  les hurlements se font entendre de nouveau. « Peut-être que des gens vivent ici ? » demande le Professeur, laissant penser qu’il a identifié le cri comme étant celui d’un chien, dont la présence serait corrélée à celle d’êtres humains – ce à quoi le Stalker répond « Il n’y a personne dans la Zone. C’est impossible ». Ainsi se manifeste une des premières ambiguïtés de la Zone : il ne peut y avoir « personne », et pourtant les trois voyageurs s’y trouvent. Il ne peut y avoir « personne », et pourtant la vie, au moins végétale et animale, continue.

La première apparition du chien à l’image (1’17’40) est donc préparée par ces signes d’une possible vie animale dans la Zone. Les voyageurs se sont arrêtés près du cours d’eau, après avoir échappé à ce que le Stalker présente comme un des pièges de la Zone. Couchés par terre, le Professeur et l’Ecrivain s’engagent dans une joute verbale concernant leurs ambitions et leurs quêtes respectives. Tandis que leur discussion continue en voix-off, est inséré un court plan montrant le chien s’avançant au milieu de la rivière. Il trottine dans l’eau et paraît se diriger vers les trois hommes, interpellé par le son de leurs voix, inclinant légèrement la tête. Toutefois, les personnages ne semblent pas le voir ni l’entendre – d’ailleurs, ils n’apparaissent pas ensemble sur le même plan, comme si le chien pouvait se trouver hors de leur champ de vision. Par la suite, nous assistons à des séquences dont la coloration sépia, ajoutée à l’entrée de la musique, semble indiquer qu’elles correspondent à un rêve ou une image mentale du Stalker. C’est dans ce cadre que se produit la deuxième apparition du chien, et son premier contact avec l’un des personnages. La courte durée des plans contraste avec le reste du film et installe un inconfort. Cet enchaînement introduit une seconde ambiguïté quant à la réalité du chien : est-il vraiment là ? ou existe-t-il seulement dans l’esprit du Stalker, comme souvenir, sensation, hallucination ?

Ce doute fait écho à celui que nous éprouvons, avec les personnages de l’Ecrivain et du Professeur, à l’endroit même de la Zone : rien ne nous prouve qu’elle soit « réelle », telle que le Stalker la présente, rien ne prouve qu’elle soit une puissante agissante et capricieuse, capable d’altérer le temps et l’espace, et de tendre des pièges à ses visiteurs. Ainsi l’image du chien aux possibles allures de loup, dont nous ne savons s’il est menaçant ou amical, créature entre deux mondes, attise notre hésitation et renforcer nos questionnements sur la nature du lieu : est-il un environnement revenu à l’état sauvage, au point qu’il soit devenu hors de contrôle, si naturel qu’il devient surnaturel, ou au contraire un environnement dégradé, détraqué, le résultat d’une expérimentation, d’une technologie humaine ? D’où vient le danger, si danger il y a ? Dans sa préface au livre Lumière instantanée, présentant les photographies d’Andreï Tarkovski, Dominique Fernandez écrit : « Est-ce un chien ? Est-ce un loup ? (…) Créature sauvage ou compagnon de tous les jours ? Cette ambiguïté distingue toutes les photos du cinéaste : elles sont à la fois proches et lointaines, elles nous parlent d’une maison, d’une forêt, comme si c’étaient des endroits fantastiques émergés d’un continent oublié, et, inversement, elles nous font voir une étendue sans limites, une aube à peine sortie de la nuit, une plaine qui se dissout à l’infini, comme si c’étaient des images familières »[9]. Il en va de même pour la Zone : lieu exclu du monde, interdit, mais « maison », lieu refuge du Stalker, ilot de couleurs dans un monde sans couleur, où l’on risque tour à tour la mort ou de voir exaucés ses vœux les plus chers, elle vient questionner les rapports entretenus entre monde humain et espaces « naturels », et brouiller les pistes quand à ce qui constitue, pour nous, un lieu habitable, praticable, ou une impossibilité, une menace.

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Chiens et hommes

            Nous le savons, le chien est étroitement lié à l’homme, dans un rapport historique et complexe qui dépasse la simple domestication unilatérale. Il n’existe pas de chien sans homme, ni d’homme sans chiens : ils sont co-constitutifs nous dit Donna Haraway, aucun « ne préexiste à la mise en relation » et, par conséquent, la relation « est la plus petite unité d’analyse possible » [10]. Aussi, la figure du chien sollicite nécessairement celle de l’homme. « Figurer conjointement l’homme et le chien, penser figurativement l’un par l’autre, c’est attester d’une énigme dans la présentation de l’homme. » écrit Jean-Michel Durafour[11], dans un article établissant une typologie concernant les formes que cette co-figuration peut prendre. La présence du chien aux côtés des différents humains de Stalker est porteuse d’effets, elle agit sur leur représentation, sur ces humains en tant qu’images et en tant que personnages.

            Il est clair que le chien en question n’est pas un animal sauvage. Il n’est ni un loup, ni un coyote. Son comportement indique qu’il est déjà entré en contact avec l’homme. Est-il le chien d’une des personnes disparues dans la Zone ? Est-ce le cadavre de son maître qu’il garde quand, près de la Chambre, nous le voyons couché et gémissant auprès d’ossements humains ? En tout cas, il semble réagir aux voix et intonations des personnages, plus que ces derniers ne réagissent à ses propres manifestations. Il semble ouvert au monde des hommes, de la même manière que le Stalker est ouvert à la Zone. Entre les deux, il y a une proximité évidente, voire une analogie. Sur le plan moral, le chien renvoie à des valeurs qui caractérisent aussi le personnage du Stalker : pureté, fidélité, loyauté frôlant la naïveté (le Stalker a parfois des airs d’Idiot dostoïevskien). Une forme de « dureté au mal » selon l’expression de Mark Alizart, lequel relève que les chiens possèdent « des qualités précieuses en temps d’apocalypse », qu’ils « savent vivre des restes, et même des restes de restes, ils dorment n’importe où et n’importe comment, s’adaptent à tous les environnements, fraternisent avec qui veut (…) »[12]. Le Stalker sacrifie sa vie pour la Zone ou l’idée de la Zone, il est un de ses « fidèles »[13]. Sa vocation est de guider ceux qui le souhaitent à l’intérieur, comme les chiens d’aveugle guident leurs maîtres : parce que c’est son rôle, et que celui-ci ne peut être questionné. En cela, l’image du chien peut-être rapprochée de ce que Jean-Michel Durafour appelle un « chien anthropologique »[14], qui « incarne par association à des vertus ou des vices humains (franchise, loyauté, etc.) des propriétés ou des états de l’homme ». Ici, l’animal vient mettre en relief la nature désintéressée, loyale du Stalker. Mais il me semble que ce qui se joue entre eux va au-delà d’une simple analogie de caractère. La proximité est également physique : c’est à ses côtés que le chien est représenté couché, chacun comme une extension du corps de l’autre – au point de former un seul et même corps dans le reflet de l’eau, où leurs ombres s’unissent. Dans l’une des dernières séquences, ils se retrouvent une fois encore presque embrassés, lorsque le Stalker est allongé au premier plan et que le chien boit du lait au second, la luminosité et le contraste aplatissant la profondeur et donnant l’impression que le chien lape directement sur sa poitrine. Le  chien est entré dans sa maison. Au sein de la Zone, il le suit, l’observe, presque le « stalk » (le traque). Est-il lui aussi un stalker ? Dans son journal, Andreï Tarkovski note, le 14 décembre 1976 : « Stalker, du verbe anglais « to stalk » : Marcher à pas de loup »[15]. Ils sont, tous deux, homme comme chien, en quelque sorte des produits et des habitants de cet environnement, capables de le pratiquer d’instinct. Le Stalker, à l’inverse des autres personnages humains, s’y aventure presque sans technique ni objet, si ce n’est les bandelettes et les écrous qu’il jette pour « tester » son parcours[16]. Il recherche les odeurs, s’allonge à même le sol d’une façon presque animale. Comme le chien, il semble doté « du pouvoir surnaturel de passer les murailles »[17], un don de guide, un passeur. Enfin, pendant le voyage, Stalker porte un bandage serré autour du cou, qui fait inévitablement penser au collier du chien domestique. Ces éléments semblent rapprocher l’animal du « chien anthropomorphologique »[18], dont la présence à l’image vient « marquer la non-rupture de l’homme avec le reste du vivant, son absence de spécificité comme corps animal, c’est-à-dire non humain. » Ainsi, le chien vient marquer le personnage du Stalker comme voyant et pensant « avec une tête d’animal », le marginalisant, le séparant partiellement de ses congénères, tout comme le chien n’appartient pas exactement au monde animal ni au monde humain, mais est condamné à chercher sa place entre les deux.

En effet, les rapports qui se tissent entre le chien et le Professeur et l’Ecrivain contrastent radicalement avec ceux que nous venons de décrire. Ils sont au contraire marqués par une distance : en dehors de leur réaction aux sons produits par l’animal, la relation n’arrive pas. C’est à peine si le Professeur pose son regard sur l’animal quand, arrivés près de la Chambre, il le remarque couché et gémissant dans une alcôve. Dans la scène finale du bar, ni l’un ni l’autre ne souhaite prendre le chien avec lui. La majeure partie du temps, ils se comportent comme devant l’absence de chien. Ainsi, sa présence matérialise le fossé entre les deux hommes et le Stalker, voire le monde du Stalker, puisque le lien établit avec le chien s’étend jusqu’à sa femme et sa fille. La première, incarnant également la fidélité, la loyauté à son mari, est la seule qui note verbalement la présence de l’animal, qui prononce le mot « chien », venant ainsi dissiper tout doute qui pouvait subsister sur le caractère réel ou non de sa présence. Elle est le seul personnage du film qui semble entretenir un rapport stable, direct, au monde dans lequel elle évolue. Lorsqu’elle se dirige vers la porte pour sortir, le chien la suit immédiatement, naturellement, comme s’il la (re)connaissait. Peut-être parce qu’elle est la seule à l’avoir désigné (à défaut de nommer, puisque personne n’est nommé). Elle accepte le chien comme un chien, entièrement, de la même manière qu’elle accepte le Stalker, même si sa marginalité et son attachement à la Zone est source d’une grande souffrance. Quant à « Ouistiti », la fille présentée comme « mutante » du couple, elle est aussi, comme le chien, ni tout à fait humaine, ni tout à fait animale. Elle est comme la prolongation du lien entre le Stalker la Zone, l’aboutissement de son exclusion : incapable de marcher et de se tenir debout. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle porte le nom d’un singe, animal lui aussi très proche de l’homme, situé aux limites de son monde. Lors de la dernière scène, le chien est d’ailleurs le seul témoin de ses pouvoirs kinesthésique. L’animal n’apparaît pas à l’image mais nous entendons ses gémissements, et ceux-ci viennent confirmer ce à quoi nous assistons, nous indiquer encore une fois qu’il ne s’agit pas d’une illusion ou d’une image mentale. D’ailleurs, le chien n’est pas exactement le « seul témoin » : il est témoin avec le spectateur. Celui-ci est incapable d’entrer en contact avec les protagonistes, qui ne peuvent ni le voir ni l’entendre, de même qu’ils ne semblent ni voir ni entendre l’animal. Comme lui, le spectateur les suit, les traque, parfois au plus près, comme lors des plans resserrés sur leur nuque. La caméra est souvent tournée vers le sol, en légère contre-plongée, comme pour cadrer le chien ou voir comme un chien, si bien que la terre est omniprésente et le ciel n’apparaît presque pas. Presque un quatrième et invisible voyageur, comme le suggère Pierre Delain, le spectateur ressent pourtant les ondulations de la Zone, devient attentif à ses signes visuels comme sonores : « Quasi-animal, quasi-fragment minéral de la Zone, je me laisse déporter aux marges de l’humain »[19]. Rien n’arrive, tout peut encore arriver. La caméra, en quelque sorte, animalise le spectateur. En ce sens, nous frôlons la troisième catégorie repérées par Jean-Michel Durafour : celle du « chien anthropocéphale », qui pose que « « l’homme est une tête d’homme sur un corps animal »[20], que le chien, présent ou non à l’écran, affecte directement la vision, contamine l’image et donc celui qui la reçoit.

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Voyages aux « marges de l’humain »

Stalker nous amène donc « aux marges de l’humain », pour reprendre la formule de Pierre Delain que nous citions plus haut, à la fin ou aux limites du monde humain. Le scénario nous présente la Zone comme un non-lieu ou un lieu impossible, mais l’image, les couleurs, semblent le contredire : n’est-ce pas le monde autour de la Zone qui s’est effondré ? N’est-ce pas ce monde qu’il est impossible d’habiter ? Or, seul le personnage de Stalker semble avoir conservé la faculté d’être au monde à l’intérieur de la Zone. Ce qu’il nous apprend, c’est qu’il n’existe pas d’environnement extérieur, mais seulement des espaces produits par les perceptions du sujet : « C’est ça la Zone. (…) à chaque instant, elle est telle que l’avons faite, (…) par notre propre état d’esprit. (…) Tout ce qui se passe ici dépend non de la Zone, mais de nous» déclare-t-il. Après la fin du monde, ici la soi-disant chute de la météorite, à laquelle personne ne semble croire, il y a encore un monde, en tout cas tant qu’il y a des sujets pour le percevoir. Or, à l’exception du Stalker, dont les compétences en la matière restent fragiles, les personnages ont perdu la faculté d’entrer en relation avec leur environnement, d’avoir un « milieu » au sens de l’Umwelt proposé par Jakob von Uexküll, pour qui « chaque être vivant est un sujet qui vit dans un monde qui lui est propre et dont il forme le centre »[21]. Le milieu forme autour des individus comme une « bulle de savon » remplie de tous les signes perceptifs auquel ceux-ci peuvent accéder. L’arrivée du chien, à l’exact milieu du film, n’est sûrement pas hasardeuse. Quant au Stalker, il appréhende justement la zone à travers des signes perceptifs, auxquels ses compagnons de route sont incapables d’accéder. Sans espace propre ou incapables de lui donner un sens, comme aveugles, ils n’ont d’autre choix que de se laisser guider et donc de croire aux perceptions du Stalker. Ils deviennent en quelque sorte « pauvres en monde », pour détourner et inverser la célèbre formule de Heidegger à propos de l’animal : dépouillés de leur nom, de leurs perceptions, de leurs repères, il leur faut, à l’issu du périple, retrouver leur humanité, « ce plus important qui vit dans chaque être humain » dirait Tarkovski[22]. Paradoxalement, le Stalker, tout en étant présenté comme exclu du monde des hommes, animalisé comme nous l’avons vu par la figure du chien, est aussi le plus humain, le plus entier ; celui qui conserve un monde, dans lequel il sait évoluer.

C’est peut-être cela, la vraie « fin du monde » proposée par Stalker, une « perte intérieure de monde ». Davantage que la catastrophe, suggérée par les travellings s’attardant sur les vestiges d’une civilisation humaine, où apparaissent sous l’eau des objets qui ne servent plus, seringues, armes, feuillets de calendrier, métaux rouillés, avant de se poser sur le corps du Stalker allongé, et en particulier sa main, qui est le propre de l’espèce humaine, par laquelle elle configure et transforme son environnement. Dans la Zone, la technique n’a plus court. Les outils sont inutiles s’ils ne sont pas prolongés d’une capacité de perception, des signes perceptifs que nous évoquions plus haut. Par ailleurs, nous avions déjà effleuré cette idée, la station debout, un autre des « propres » de l’homme, n’y est plus acquise. Les personnages trébuchent, sont contraint de s’accroupir, de s’allonger. Ce sont, en écho au titre du recueil de Thierry Metz, des hommes qui penchent. Seul le chien conserve la démarche qui le caractérise : à l’intérieur comme à l’extérieur de la Zone, il évolue avec aisance, avec une manière de chien. En ce sens, les jambes défaillantes de la fille du Stalker semblent au premier abord être l’aboutissement de cette déstabilisation. Toutefois, celle-ci s’accompagne d’autres pouvoirs, d’une autre manière, non-humaine ou surhumaine, d’interagir avec son environnement, puisqu’elle possède la faculté de déplacer les objets sans les toucher. Quelque part, le Stalker et sa descendance, ont hérité d’une manière de survivre, de conserver un monde, au prix d’une mutation qui paradoxalement les rend plus humains – mutation que vient souligner, signer le chien. Devant Stalker, je pense à l’expression de Jacques Derrida, qui dans l’Animal que donc je suis, dit se trouver face au regard animal comme devant les limites de sa propre humanité, « un enfant prêt pour l’apocalypse »[23] ? Dans un des derniers plans du film, le Stalker et sa famille, à laquelle le chien s’intègre naturellement, cheminent au bord d’un lac. Au loin, des bâtiments industriels, la fumée des usines. Nous voyons le monde hors-Zone en couleur, pour la seule et unique fois. Comme si la Zone s’étendait en dehors d’elle-même, comme si, en contaminant les perceptions du Stalker et par extension de celles et ceux qui « croient » en lui, même si l’espace d’un instant seulement, elle restituait le monde, le rendait à nouveau possible, « cette chose essentiellement humaine, (…) qui est en chaque homme comme un cristal »[24].


[1] Adapté, dans une forme très dépouillée, du roman de science-fiction russe Stalker : Picnique au bord du chemin d’Arcadi et Boris Strougatski (1972).

[2] Serge Danley. Stalker. La Zone de Tarkovski. Libération du 20 novembre 1981. Extraits disponibles en ligne : https://www.liberation.fr/cinema/1998/05/13/les-films-de-nos-25-ans1981-stalker-la-zone-de-tarkovski_238460/. Page consultée le 3 janvier 2023.

[3] Andrei Tarkovski. Le Temps scellé. Traduit du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes. Editions Philippe Rey, 2014, p.182

[4] Mark Alizart. Chien. Presse Universitaires de France, 2018. p.30

[5] ibid. p.32

[6] Donna Haraway. Manifeste des espèces compagnes : chiens, humains et autres partenaires. Traduit de l’anglais par Jérôme Hansen. Climats, Flammarion, 2018, p. 31,41 (eBook).

[7] Cours de Jean-Michel Durafour, Professeur des universités en Esthétique et théorie du cinéma, proposé dans le cadre du Master de Lettres Ecopoétique et Création, Université d’Aix-Marseille, 2022.

[8] ibid. p.19

[9] Andreï Tarkovski et Giovanni Chiaramonte, Lumière instantanée. Philippe Rey, 2004, p.7

[10] Donna Haraway, op.cit., p.32 et 58.

[11] Jean-Michel Durafour . Pour un chien jaune : question de figuration humaine au cinéma. in : Cristina Álvares, Ana Lúcia Curado, Isabel Cristina Mateus et Sérgio Guimarães de Sousa (dir.), Carnets, Deuxième série – 18 | 2020, « Chiens et écritures (littéraires, filmiques, photographiques) » [En ligne], mis en ligne le 31 janvier 2020, consulté le 19 septembre 2020 (eBook)

[12] Mark Alizart, op.cit., p.10

[13] Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, Paris, Seuil/Cahiers du cinéma, 1993, entrée du 26 août 1976.

[14] Jean-Michel Durafour, op. cit., (eBook)

[15] Andreï Tarkovski, cité par Pierre Delain (Derridex), page consultée le 22 novembre 2016 : https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1811112233.html

[17] Mark Alizart p.33

[18] Jean-Michel Durafour, op. cit., (eBook)

[19] Pierre Delain (Derridex), Stalker (Andreï Tarkovski, 1979) – « Viens! » dit le lieu sans vérité, sans contenu, qui en appelle aux croyances sans les déterminer, page consultée le 3 janvier 2023. http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1611221138.html.

[20] Jean-Michel Durafour, op. cit., (eBook).

[21] Jakob von Uexküll. Milieu animal et milieu humain. Traduction de Charles Martin-Freville. Paris : Payot & Rivages, p.33.

[22] Andrei Tarkovski. Le Temps scellé. p.182

[23] Jacques Derrida. L’animal que donc je suis, Galilée, Paris, 2006, p. 30.

[24] Andrei Tarkovski. Le Temps scellé. p.182

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