un soir dans le ciel de saoû les nuages ressemblent à des baleines qui ressembleraient à des nuages, je les regarde se comporter comme des souvenirs – déformation lente, trop lente pour le sensible, lumière de pellicule, déplacement, enveloppement, connexion au rêve. passant sous leur ventre j’emmène le chien au bord du ruisseau. l’eau est protégée par des escaliers, un petit portail. le courant absorbe et redistribue en onde les lumières jaunes du village. gestes de chien : mettre la balle au bord d’un rocher, regarder quand et comment elle tombe dans l’eau, l’observer s’éloigner vers le petit pont, la rattraper, patauger dans le jaune et noir, revenir, refaire. je laisse tout ça m’atteindre.
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difficile de ne pas avoir de lieu propre. j’envahis tour à tour l’appartement de maman, la petite maison de papa nichée contre la forêt. ici, le corps du chien apparaît clairement comme l’annexe de mon corps, j’en suis plus encore responsable que d’habitude. il me semble que toutes mes angoisses ont une matérialité et que je gère le chien comme je gère mon monde intérieur, de manière très brusque et jamais suffisante, car toujours quelque chose déborde sur la vie des autres.
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l’agencement des maisons rendu neutre / plus d’angle sous la couverture de cils / à peine une pierre sèche racle / la paume demande à être / reposée / mon propre monde / inerte me déçoit / la fatigue des chiens atteinte / les projets des heures atteints / constat du prix à payer : plus de corps / où est l’orange mouillé du corps ? / de l’orgasme la musique / sans musique / je trouve que je vais bien / je trouve que l’oscillation / se stabilise / la cadence est faite / de sol terre meuble boue d’hiver / plus de mot préféré / une forêt striée de ciel / sous le store des arbres / où est l’orange mouillé du corps ? / de la peur que tu disparaisses / plus peur de rien parce que / la valeur courage / est enchaînée à celle du monde
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il y a une chemise bleue en velours que j’ai prise à Piero et que je porte souvent. emmenée dans ma valise, pour avoir un vêtement à lui. à chaque fois que je porte la chemise, peut-être à cause du frottement du tissu, elle fait gonfler mes seins. je porte les seins douloureux et la chemise comme un même vêtement, celui de l’absence du corps aimé, ami. le chien dort exceptionnellement à mes pieds mais dans le même lit, et les seins me rappellent qu’il n’y a pas de continuité totale entre nous. un corps et des désirs et une vie de femme adulte (toujours difficilement croyable pour moi). que je ne suis pas simplement ce personnage affublé d’un chien qui visite ses lieux d’enfance, est accueillie par ses parents, dans des lieux qui leur appartiennent. je profite aussi de ce temps pour arrêter de prendre la pilule. l’idée me tire par la manche depuis quelques temps. peut-être que la pilule encourage ma dépression, peut-être qu’il existe une autre version de moi, silencieuse, depuis mes quinze ans. difficile de savoir si vrai ou si caprice, si image. je n’ai aucun délire de nature, aucun délire biologique, juste une sensation intime, qui ne concerne que moi. j’arrête donc la pilule pour la première fois depuis presque dix-sept ans. je n’ai jamais eu de corps sans elle (le corps pré-adolescent n’était pas le mien). un mois plus tard, délai exact, les règles m’arrivent. j’examine leur différence avec celles déclenchées par les hormones. texture, épaisseur, couleur, flux, douleur, quantité. d’avoir de « vraies » règles, c’est comme réussir quelque chose malgré moi (je ne suis pas d’accord, politiquement, avec ce que je crois ressentir). je ne m’en serais jamais pensée capable. au fond j’ai toujours cru être une sorte de garçon féminisé. mais non : les seins, le sang. j’en suis heureuse et fière, à presque trente-deux ans, en retard sur tout, fière ou soulagée d’avoir ses règles comme une petite fille qui ne pensait plus grandir.
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faut-il à chaque fois repasser par le lieu d’enfance pour espérer changer ? je dis à Piero : éternellement en garde alternée, je pèse ces mots dans mes mains comme je pèse les seins plus lourds qu’à l’ordinaire. par exemple souvenir de cette femme qui habitait dans ce lieu, qui était aussi mon institutrice d’école primaire. le souvenir me tombe dessus sans trop d’explication, au détour d’une conversation simple. ma mère me dit que cette institutrice les avait convoqués, mon père et elle, pour leur dire qu’elle me trouvait bizarre, « mal dans ma peau ». puis elle ajoute : on l’avait trouvée folle. je ne me souviens pas. ou si, un seul souvenir de sa classe : je suis au premier rang, elle me fait remarquer que je me tape souvent le front du plat de la main, comme si je me reprochais d’être bête, et je remarque à mon tour que je ne peux pas m’empêcher de le faire, que dès que je prends la parole mon front s’incline et ma main se lève et les deux se touchent et ça fait un petit bruit se. besoin de le faire encore, de cacher mes yeux sous ma main qui épouse mon front, j’ai l’impression que plus elle constate le geste plus j’ai envie de faire ça, juste parce qu’elle a remarqué, je répète, comme si c’était le geste qui se donnait en spectacle. je me regarde faire semblant de ne pas pouvoir m’empêcher de faire le geste (j’ai l’impression que si je m’efforçais vraiment, je pourrais le contrôler, mais que c’est volontairement que je me laisse glisser hors de contrôle).
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j’écoute Fantôme, un léger roulement, et sur la peau tendue qu’est notre tympan de Benjamin Dupré couchée sur le lit avec des écouteurs contre le grand corps endormi du chien et certainement que les vibrations de la musique lui parviennent par l’intermédiaire de mes mouvements invisibles. « par les silence du grand royaume ». alors je crois à tous les fantômes et je crois aux membranes entre les choses et sans quoi il n’y aurait ni choses, ni vibrations, quand le passé se glisse entre elles. les fantômes : quelque chose qui est passé au travers des mailles du tri. je lis beloved. je lis inger christensen. il y a ce vers de Jessica Pratt, dans sa chanson Casper, que l’on pourrait traduire grossièrement par mes rêves sont faits en peau de fantôme. je porte toujours cette chanson avec moi, son accordage heurté, le bruissement spectral et douloureux des os disparus.
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promenade avec maman de nuit au parc des trinitaires. en face de nous surgissent une quinzaine de coureuses et coureurs aux frontales blanches. il fait nuit noir on n’entend que les pas qui martèlent en cadence, on ne voit qu’une quinzaine de lanternes blanches suspendues dans le vide et qui s’avancent vers nous. je dis à maman on dirait un film de Miyazaki, et elle pousse son exclamation-rire que j’adore.
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avec Lucas nous sommes installés au bar du Tribouli, dans le centre de la petite ville de nos souvenirs d’enfance, où il vit désormais. il y a une femme qui demande des cigarettes puis s’assoie près de nous et nous dit que nous sommes gentils, que nous avons une beauté équilibré. elle parle de son alcoolisme, de son addiction à la coke, difficile à combattre dans ces petits villages où tout le monde en prend (ah bon ? je dis et elle me regarde comme si je ne savais rien du tout). elle se prépare à aller en after, il est 20h30. je n’arrive jamais à savoir si ce que je lui répond sva la faire rire, la vexer, ou déclencher ses larmes. elle parle aussi de son cancer du sein. elle me regarde droit dans les yeux et chante Lhassa, les chansons en espagnol. sa voix est exceptionnellement belle, maîtrisée, j’essaye de soutenir son regard, elle chante vraiment très près de mon visage, très fort, je ne sais pas quoi faire. nous rentrons, Ziggy est allongé aux pieds de Lilou, sage comme une image. elle a cuisiné un risotto à la courge. le chien s’endort sur une canapé, je m’endors sur lui. l’appartement de Lucas et Lilou est doux, quand on ouvre la fenêtre on entend le bruit sourd et continu de la rivière, comme dans les textes de mon frère.
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le lendemain matin nous longeons la rive et une petite fille d’environ huit ans, au visage moyen et aux cheveux châtains nous demande si elle peut caresser mon chien. elle a l’air de s’y connaître en chiens. Ziggy se laisse faire gentiment. puis elle dit quelque chose qui me surprend et me touche en plein coeur, me fait penser qu’elle porte un message, pour moi seule, en somme, qu’elle m’apparaît. c’est Lucas qui dit ensuite que c’était sûrement une apparition. quelque chose qui se déchire dans l’espace-temps, comme une version possible de moi enfant ou un avertissement. alors qu’elle commence à s’éloigner, elle revient soudainement sur ses pas et me regarde : dernière question elle dit je tiens une liste avec tous les chiens que je caresse petit silence et je voulais vous demander si je pouvais y mettre Ziggy.
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à Paris tous mes souvenirs me sautent au visage. qui j’étais avant, avant le Brésil, avant l’époque du Prozac, sans chien. je ne serai plus jamais exactement tranquille, avec le goût des choses, je serai toujours un peu derrière mes gestes et les envies d’avant. par exemple plus envie d’acheter des vêtements, plus envie d’être vue. j’ai abandonné tout espoir d’être jolie, comme si j’acceptais enfin ce qu’il y a de off, pas exactement comme éteint, mais comme something is off chez moi, que je n’ai jamais été la jeune fille que j’avais essayé d’être (en arrière plan je pense : je suis la petite fille de la liste qui aurait eu ses règles). je ne sais pas si quelqu’un peut comprendre quand je dis ça, et ce que ça signifie. je vois des chiens à Paris j’arrête leurs propriétaires je discute je n’ai plus honte car plus cette fierté étrange de me penser plus belle que je ne le suis. je m’accepte avec mon visage déjà un peu vieilli, je vois le sosie de Gaspard des goldens retrievers d’une taille raisonnable, je vois des gens bien habillés. je vois aussi Chloé Cindy ou Tatjana, des amies avec qui rien n’est jamais mis en doute, j’observe leurs visages et je prend plaisir à toujours les reconnaître. je me dis : d’être amie avec ces personnes (je ne finis pas ma phrase en pensée). chez Chloé se trouve la photo où nous posons avec Claire. il existe trois versions de cette même photo, prises au polaroïd, car nous l’avions faite trois fois, afin que chacune en ait un exemplaire. je garde le mien dans mon portefeuille, avec d’autres photos importantes. j’observe les différences avec l’exemplaire de Chloé. sur la sienne, le contraste est mieux ajusté, on distingue légèrement mieux les visages, mais les expressions sont les mêmes. je mets les deux photos côte-à-côte. la dernière fois que j’ai vue la troisième, c’était chez Claire. elle venait juste de mourir, on était allées avec Nadège dans son appartement. sa mère avait étendu la lessive encore mouillée. j’avais hésité à prendre la photo sur le mur. mais pour la mettre où ? je ne sais pas où elle est à présent. je tombe malade le même soir, une sorte de fièvre épuisée avec une texture de fantôme.
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petite maison de papa abrite Nathan, les deux chiens, moi, et papa bien sûr. c’est beaucoup, je sens que ça lui coûte. Ziggy met des poils partout, j’essaye de travailler correctement près du poële. en sortant dans la nuit déjà noire, le chien accroché à mon bras, je vois une caravane d’étoiles. c’est vraiment le mot qui me vient à l’esprit. elle se déplace lentement comme un serpent sur un écran de vieux téléphone portable. les points lumineux semblent reliés à un fil invisible et disparaîtrent dans des couloirs de nuit. une fois rentrée, j’apprends qu’il s’agissait d’un « train de satellite » du projet Starlink d’Elon Musk. le contraste grossier avec mes images de caravanes est particulièrement décevant. je pensais déjà à Duke Ellington, aux journaux de Pizarnik, mon besoin de tendresse est une longue caravane. le fil lumineux m’avait semblé si amical, une silhouette de gentil dragon. l’espace de quelques minutes, avant d’être déçue, j’y avais accroché tous les signes dont je suis capable.
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