journaux hors-sol 1

Paul Klee – Côte de Provence 7 (1927)

Ziggy court dans la neige qui nous accueille, les roches brunes le regardent, personne ne semble étonné. son corps a pourtant traversé l’océan dans la soute d’un avion, pendant que j’étais moi en haut sur un siège de tissu synthétique, dans la cabine passée au sèche-cheveux désertique du ciel, une bouteille de vin rouge miniature sur la tablette rétractable, mettant dans ma bouche le cachet anxiolytique prescrit pour le chien par son vétérinaire. j’en ai donné deux au monstre et j’en prends un moi aussi par solidarité ou culpabilité, aucune des deux pulsions ne produisant d’effet pour lui. penser et marquer, à travers l’image du cachet dont je me souviens, ce que nous étions en train de faire, l’angoisse de la cage volumineuse, la documentation, m’arracher avec mon animal muet à l’appartement de Brasilia et aux présences de Piero et d’Heitor pour un temps qui semble long, contre-intuitif. au fond, toujours le même constat : tout se passe et toujours ce que je suis capable de faire me surprend. aussi la plasticité du monde. rien n’est jamais aussi joyeux ni terrible que ce que j’imaginais. je le sais déjà : c’est parce que je passe mon temps à me préparer. capable de tout parce que je fais en sorte d’être prête. une fois que les choses arrivent c’est comme si je les avais déjà, par anticipation, vidée de leur substance et de leur pouvoir. je les traverse sans douleur ou presque, parce que j’ai déjà souffert jusqu’au bout, avant le geste.

*

donc personne ne s’étonne. le chien ne s’étonne pas, mon corps ne s’étonne pas vraiment, la neige tombe. je ne sais plus si j’ai oublié ou non le froid. je ne sais plus si comme avant, pas comme avant. il n’existe plus de monde unifié, je l’ai dit ici de mille manières. il y a toujours d’un côté la France, de l’autre le Brésil, et moi jamais en pleine présence dans l’un ou l’autre. mes affects s’éparpillent et ne tiennent plus dans un territoire qui se laisserait parcourir. point aveugle de l’océan qui empêche de penser la distance terrestre. il n’est même pas la même heure ici ou là, et je passe mon temps à effectuer des calculs d’horaire, de monnaie, de langues. la nuit dernière je rêvais que je promenais mon chien sur une plage, une très longue plage au crépuscule. quelqu’un que je connaissais me faisais signe d’avancer vers un groupe, peut-être une ancienne collègue de cette époque maintenant presque lointaine (dix ans) où au quotidien tout le monde demandait l’asile et à moi comment faire. donc dans le rêve il y a un jeune homme avec un gilet de sauvetage, je ne sais s’il vient de débarquer ou s’apprête à prendre la mer, il y a des embarcations de fortune et des vagues. mon regard s’arrête dans le sien, le temps est suspendu. je sens ses yeux circuler à l’intérieur de moi, pour les faire sortir j’ouvre la bouche et je demande « are you okay ? » mais avant qu’il n’ait le temps de répondre on me tire par le bras et on m’éloigne de lui. alors je sens que je n’aurais jamais dû poser cette question, que j’ai en quelque sorte franchi une limite. à quoi servait la question si ce n’est à établir un contact ? n’était pas une manière égoïste de chasser mon propre trouble face au mouvement de la mer ? était-ce un écho du « ça va ? » avec lequel j’harcelais quotidiennement Piero quand ses problèmes neurologiques se déversaient dans mes angoisses quotidiennes et qu’il ne supportait pas de devoir inlassablement m’apporter une réponse. que voulait dire cette question et qu’est-ce que je voulais savoir ? que veut dire la plage ? au réveil le regard de l’homme me donne encore envie de pleurer. j’ai quand même l’impression qu’il aurait pu me répondre, même sans rien dire, ou au moins que je n’aurais pas dû le perdre.

*

je suis débordée par la gestion quotidienne, je ne vois plus les détails. je dois exercer les muscles de ma proximité au monde pour voir ne serait-ce qu’un oiseau et m’en souvenir. l’adéquation entre les choses vues et mes émotions cesse. pour autant je ne demande pas l’escalade des signes. je demande l’épaisseur d’un certain monde parmi d’autres, de ne pas perdre pied dans la surface. pour l’instant dans ma vie je n’ai pas réussi à écrire ce que je voulais écrire. je répond aux obligations, aux choses inratables, ensuite je promène le chien, ensuite j’essaye d’être là, mais je n’ai jamais l’impression d’être en mesure de rémunérer, par ma présence, ce que les autres font pour moi. pas sûre que ma présence soit agréable, ni souhaitable, ni aidante. je retrouve ma mère, mon père, mes frères, ma rivière, mes paysages, leurs visages familiers, inchangés, leur sollicitude dans laquelle j’entre avec mon chien insupportable et tout l’espace que je dois malgré moi prendre et déranger. je voudrais disparaître et être remplacée par quelqu’un qui soit moi augmentée de la capacité d’être là. de rétribuer. deuxième rêve. un monde médiéval apocalyptique. je dois être tuée ou pour être sauvée tomber enceinte et accoucher d’un bébé dans la forêt. il y a de la mousse sur les arbres, des couleurs sombres, et la sensation du sang qui doit couler, d’une manière ou d’une autre.

*

en appuyant sur le muscle du détail : le matin avant neuf heures, bruit des corbeaux dans les arbres nus, on dirait que les arbres ont froid, quelques canards entrés en file indienne dans la cour d’un jardin et se pressant sur le pas d’une porte d’entrée, le relâchement autour des yeux de Ziggy le matin quand il est encore lové contre son sommeil et que je crois, toujours la même croyance qui se réactive quand il dort, qu’il est un chien normal, un bon chien, un chien qui ne m’épuise pas, la diction de Pierre Bergounioux sur les images d’Alice Diop, la grande humilité de tout ça, les gestes familiaux, la grande continuité de tout ça, les yeux verts très clairs d’un petit garçon nommé Imran au marché, arrivé en France il y a quelques jours, et qui exerce son français en me demandant comment le chien s’appelle, c’est étrange cela le lendemain du rêve au bord de la mer, les jours morne d’hiver quand la lumière adopte la couleur et la texture de la boue : marron-gris, je constate l’absence de terre rouge sur mes vêtements, constate l’écoulement d’un an, deux ans, cinq ans, dix ans, depuis (depuis quoi ?), je lance des balles au chien dans un parc à chiens en écoutant les chansons les plus tristes de Phoebe Bridgers, mon chien se comporte mal avec les autres chiens et leurs propriétaires, je m’excuse platement et personne ne dit « c’est pas grave », sur le chemin du retour je me demande si je sais vraiment m’occuper de lui, et plus largement si je suis faite pour telle ou telle chose, s’il existe des milieux dans lesquels je n’ai pas honte, si je n’ai pas déjà raté trop de vies possibles, si je dois persister à vouloir exercer, user de mon intelligence ou si au contraire je dois me laisser glisser dans une vie suffisamment petite, peuplée de tâches suffisamment simples, mais existe-t-il un territoire où la honte ne peut pas m’atteindre ?

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