journaux brésiliens – décembre 2021

un matin une voisine m’interpelle, je suis à la lisière du champ, elle près de la petite boutique, elle crie tem uma cobra ! et me dit de faire attention avec le chien. elle poste presque au même instant la photo du serpent sur le groupe Whatsapp des propriétaires de chien, suite à quoi une autre voisine répond qu’il s’agit d’une cobra cega, qui en vérité n’est même pas un serpent, mais un amphibien sans pattes. quelques jours plus tard, la première voisine envoie une autre photo d’un autre serpent aperçu près de l’aire de jeux pour enfants, cette fois-ci tellement maigre qu’il ressemble à un câble électrique. si on zoom sur l’image, on peut voir des anneaux rouges – s’agirait-il d’un bébé serpent corail (cobra-coral) ? si c’est le cas, il est vraiment très venimeux. son venin paralyse le système nerveux. mais personne n’a répondu et bientôt la menace du serpent est recouverte par les messages qui souhaitent à toutes et à tous un Feliz Natal (j’ai moi-même envoyé une photo de Ziggy avec un bandana de Noël). quelques jours plus tard, à l’entrée du chemin, un oiseau mort repose sans tête les serres tournées vers le ciel au milieu d’un tapis de plumes écumeuses.

*

images disparates du dernier mois de l’année : lancer le disque rouge sous la pluie, Ziggy court après, puis refuse de le rendre, il faut l’arracher de sa bouche pour le lancer encore. quand Piero et Heitor viennent avec nous, on lance tour à tour. en cours de promenade s’arrêter sous le mûrier, je mange les fruits les plus hauts, le chien s’occupe des branches les plus basses. dans le champ où je l’emmène parfois, pour changer du chemin habituel, découverte sous un arbre d’une couverture et d’une canette de bière. existe-t-il un seul endroit où personne ne va ? Heitor dessine à la table. je prépare de la pâte à sel, nous fabriquons des décorations de Noël. un samedi soir, nous allons manger dehors, pour une fois, je mets les bottes que je n’ai jamais l’occasion de porter, à très hauts talons achetées un après-midi pluvieux avec Cindy et Nadège dans une boutique de déstockage à Strasbourg-Saint-Denis, et je me sens une ancienne version de moi-même, une version élégante (il est difficile d’être élégante ici, mais c’est une autre histoire). les chiens sauvages harcèlent toujours Ziggy, il sent leur présence dans les endroits où d’habitude je le fais jouer et l’odeur l’empêche d’entrer dans la disposition du jeu : toujours aux aguets, sursaute au moindre bruit, il a peur de l’attaque. un après-midi nous sommes tous les quatre à l’endroit où c’est marrant de lancer le frisbee, et les chiens sauvages apparaissent devant nous. depuis plusieurs jours Heitor demandait à les voir. quand le moment arrive il est traversé par un mélange électrique d’excitation et de peur. il est plus sage d’abandonner le territoire et d’aller de l’autre côté de la route, et la meute se précipite dans l’espace que nous renonçons à occuper. dès qu’on tourne le dos : ils se rapprochent. nous restons donc de face, le chien terrorisé derrière nos jambes, et Heitor qui exécute une petite danse, accompagnée de cette chanson : vem me pegar, vem me pegar (viens m’attraper !). puis dans le parc Ziggy mange un fruit rond qui ressemble à une balle puis est malade pendant 24h et mon angoisse revient me traverser de la tête aux pieds et tourner comme une perceuse.

*

donc 2021 touche à sa fin. contrairement aux précédentes, elle a été une année sans antidépresseurs ni anxiolytiques ; mais aussi sans monde, ou presque (ou un monde petit, familier). ce mois-ci je passe beaucoup de temps à me demander pourquoi rien ne m’intéresse, et ce que je vais faire de ma vie. il faudrait à présent reprendre le chemin du travail salarié. les excuses s’épuisent : je ne suis plus en transition, j’ai terminé mon diplôme de portugais, et oui nous vivons encore en pleine pandémie, mais bourdonne la sensation qu’il est temps de faire avec. deux ans sans travail. et à présent, quoi ?

je ne sais pas exactement quel est mon problème. par exemple, si j’écris dépression, je trouve que j’exagère. pourtant il faudrait bien un mot, de préférence un mot simple. bien sûr, il ne rend pas exactement compte de la continuité douloureuse entre la jeune fille de dix-neuf ans qui s’évanouit dès qu’elle doit prendre la parole en public, qui parfois essaye de sortir de son appartement d’étudiante mais croise son reflet dans le miroir et alors impossible d’ouvrir la porte, elle reste allongée longtemps, longtemps par terre (si longtemps qu’un jour son père doit venir la chercher), et l’adulte de vingt-huit ans assise à son bureau au milieu de ses collègues, qui a besoin de rassembler son courage pendant de longues minutes avant de réussir à se lever pour aller à la photocopieuse. des jours entiers elle fait semblant de travailler avec sa tête pleine de brume. impossible de se concentrer sur quoi que ce soit. elle pense que c’est parce que rien ne l’intéresse, même ce métier qu’elle a choisi, elle fait des dessins d’animaux sur Paint. ça fait rire tout le monde, mais elle sent, au fond, que peut-être something is off, quelque chose, éteint, que ce n’est peut-être pas normal. elle confond parfois sa conviction, politique, que le monde du travail, que le monde dans lequel elle travaille, est une vaste blague qu’il faudrait renverser par la lutte, et sa propre incapacité à se concentrer et à y trouver du plaisir. ce n’est pas non plus un travail inintéressant. elle confond beaucoup de choses en elle, et à l’extérieur. elle se soupçonne de paresse. elle se soupçonne de maquiller ce qui lui cause le plus de honte : de n’être pas suffisamment intelligente. la plupart du temps elle est déçue par l’étendue des choses qu’elle comprend. elle sent qu’elle devrait comprendre plus, mieux. là où la plupart des gens paraissent dotés d’une pensée bien organisée, elle plonge ses mains dans la brume et en ressort des choses aveugles. pourtant tout le monde semble s’accorder à dire qu’elle fait bien son travail. elle n’est plus la jeune fille de dix-neuf ans. par exemple elle donne des formations et les questionnaires de satisfaction sont très bons, et son chef semble la tenir en estime. devant les autres elle fait comme si c’était la chose la plus naturelle (la plus professionnelle). mais quand elle rentre dans le petit appartement sous les toits de Belleville après un jour entier à parler, à se donner en pâture au monde, elle a l’impression d’avoir accompli un exploit. mais un exploit tellement ridicule qu’elle n’ose même pas s’en féliciter. impression de sans arrêt faire semblant. semblant d’être compétente, semblant de travailler, semblant d’être à l’aise, semblant d’être intelligente. comme tous les gens qui font semblant, elle a peur du moment où sa vraie nature sera découverte : un grand brouillard. bientôt arrive un problème : elle s’endort comme une pierre à 21h, mais se réveille à 23, et ne dort plus de toute la nuit. pour quelqu’un qui a besoin d’une énergie incroyable pour s’exposer aux regards de collègues lorsqu’elle se lève de sa chaise pour aller à la photocopieuse, qui ne supporte pas la coupure que sa présence produit sur la surface lisse du déroulement des choses, qui a besoin de tout l’éveil du monde pour se concentrer dix minutes et accomplir la moindre tâche avec sa tête où la moindre pensée doit être extraite manuellement au milieu d’une eau vaseuse, pour cette personne-là il est impossible de se rendre au bureau sans avoir dormi. chez le médecin, elle a l’impression de faire semblant d’aller mal. elle pense : il faut qu’il croit que je vais mal, car j’ai besoin de médicaments pour dormir et me rendre au travail. puis, avec le Prozac, pour la première fois de sa vie, elle a l’impression d’être intelligente. ça tourne très vite dans sa tête. mais ça n’aide pas à dormir. la brume lui manque parfois.

mais j’exagère. il s’agit sûrement d’autre chose. le problème principal, c’est le fait ou l’impression de n’être intéressée par rien. ou rien qui puisse correspondre à une occupation, un statut, car il arrive d’être concentrée très longtemps sur le déplacement des fourmis ou sur la respiration du chien qui dort, ou sur un film très long, très lent, comme ceux de Jonas Mekas. comme j’écris ces notes à contretemps, et que ça va mieux au moment où j’écris, je sais que ce n’est pas vrai. qu’en vérité je m’intéresse. mais j’ai aussi appris à créer de la continuité entre moi et moi, et grâce à cet apprentissage je sais que c’est vrai, aussi. tout est vrai. dans le creux de décembre, rien ne provoque chez moi l’excitation nécessaire, l’envie de faire, d’être au monde. rien ne me touche. avec le recul, je crois que c’est le signe le plus fort de l’activation de mon état dépressif. cette grande plaine vide. je dois sans arrêt me guider en dehors. me dire : ne reste pas là.

peut-être qu’il s’agit en vérité de l’énergie. l’énergie que ça me demande. de respecter mes propres contours. dans ce contexte de perte de lieux et de lien, de vie petite, pandémique, repliée sur le foyer, sur les espaces quotidiens, ma peur infantile de l’abandon se transforme très vite en peur /tentation de disparaître. la peur et la tentation sont les deux facettes d’un même objet. je me sens comme si je pouvais, très facilement, très doucement, renoncer à moi-même. l’autre jour le chien s’était réveillé très tôt, nous sommes sortis, il n’était même pas sept heures, et sur le chemin j’ai eu un vertige et je suis tombée. au-delà du fait d’avoir eu une petite frayeur et de m’être blessée la main, ce qui me frappe c’est à quel point c’était agréable. le voile noir qui tombe sur les yeux, comme au ralenti, l’extinction du corps, quelques secondes de rien, de douceur, de soulagement. se rendre au vide.

*

rêvé que j’assistais à une greffe de cœur. le cœur nouveau était sous vide comme une barquette de viande. le lendemain, nouveau rêve : on me découvre une tumeur sur la poitrines. on m’enlève la moitié du sein droit et j’ai une sorte de trou, ainsi que trois petits points en guise de cicatrice.

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ce qui me fait penser que j’exagère, c’est que je finis toujours par me discipliner. arrive toujours un moment où je me rends compte qu’il est impossible de vivre tout en n’étant personne. que je ne peux pas demander aux autres de maintenir leur lien avec moi si je n’occupe pas ma propre place.

la fin de l’année est difficile mais pour le moment je choisis de me souvenir des quelques jours de soleil dans une ville voisine, de la fluidité des corps dans l’eau, de déambuler dans des rues qui y ressemblent, des jeux du chien autour de la piscine, d’organiser une chasse au trésor, de brûler les bords d’un papier pour en faire un parchemin, comme lorsque j’étais petite, au-dessus de l’évier de la cuisine, qu’aimer et être aimée est une éthique, une discipline de présence. qu’elle implique d’être entière. alignée. de ne pas renoncer à soi. alors je me promets d’essayer de trouver comment faire, plutôt que de faire semblant de savoir. tenir à quelqu’un, à quelque chose, et lui rendre justice.

Four Elements – Mudra. 1972, Joe Tilson )

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