il se peut que l’écriture soit inépuisable, mais pas l’énergie qui la sous-tend. chez moi très limitée. si je la tourne vers d’autres formes, même sans puiser dans l’événement, alors j’amenuise la matière, je ne trouve plus autant de signes. ou les signes ne veulent rien dire. la poésie n’est donc pas propriété des choses, mais bien une disposition. je cherche le mois passé dans les photos et notes de téléphone, mais en les faisant remonter à la surface ils se changent en faits et je ne sais plus bien traduire le monde derrière. je crois que pour la première fois, j’ai un peu perdu le fil des journaux
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au tout début novembre, les ruelles oranges d’Avignon. l’appartement d’Amélie et Jean-Michel, la grande terrasse de nuit, les voix chaudes et fluides, le bon vin, le champagne, la meilleure tropézienne de la ville pour l’anniversaire de Naïs, les disputes politiques qui n’en sont pas. en me promenant, je pense : pourrions-nous y vivre ? quand viendra le moment d’aller en France, où vivrons-nous ?
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à présent Lucas connaît exactement le meilleur chemin entre Crest et Saoû. il faut 3h, 3h30. on rêve aux très belles maisons entourées de collines. celle-ci et ses volets rouges, une autre cachée sous la vigne, la beauté écrasante du gîte de Roche Colombe. je pense sans cesse aux endroits où habiter et l’idée de la maison me semble injustement inaccessible. est-ce parce que j’ai grandi dans une maison en pierres de la rivière, qu’aujourd’hui je n’ai aucune rage de vivre ? succession de choix professionnels et financiers qui sur le papier semblent stupides. mon désintérêt pour le monde du travail est total, tout comme mon absence d’ambition. j’imagine mon chien courir dans les paysages de la Drôme et cette pensée occupe une place démesurée. il y a un bel endroit où manger, blottis contre la pente d’un champ, avec vue sur les fermes lointaines. on joue à lister les meilleures stratégies de survie en cas d’attaques zombies. dans la région, pas beaucoup de doute : il faut se retrancher dans la Tour de Crest. quelque part à mi-parcours la bouteille d’eau de Lucas se renverse presque entièrement dans son sac, qui contient son ordinateur. j’ai le mien aussi, pour travailler une fois que nous arriverons chez notre père, je dis tu ne trouves pas que c’est trop con d’être là, dans la forêt de Roche Colombe, avec deux ordinateurs ? la forêt fait pendre sur nous ses arches d’automnes, les chemins sont comme d’habitude parsemés de grains de maïs. je ne me lasserai jamais d’arriver à Saoû, ni de la maison de Papa. ici quelque chose de protégé. pas de mot plus juste. on cherche les légendes locales sur internet. je crois me souvenir d’un oiseau légendaire des environs, mais il est possible que je confonde avec Pokémon. sur le sentier de la sorcière, envie de croire aux statuts et autres petits totems, mais ils ont aussi l’air d’avoir été disposé là pour produire un certain effet et cette seule impression suffit à détourner mon regard.
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j’essaye de me détendre et de profiter du surplus de légèreté que l’on rencontre ici, dans les rues, les bars, etc. mais je n’y parviens pas. je suis un peu fatiguée de raconter la pandémie au Brésil, même devant les ami.es proches. il y a un nouveau bar à Valence, tenu par un ami de Lucas, j’essaye de trouver plaisir à mon Gin Tonic, aux mouvements de température entre la cigarette à l’extérieur et le retour sur la grande table en bois. choses qui auparavant étaient importantes pour moi. mais je n’arrive pas à retenir ma présence. je la sens se détacher systématiquement de la scène comme un ballon d’hélium dont on relâche le fil. je pense à la probabilité d’être contaminée, au test négatif que je dois produire d’ici quelques jours pour prendre l’avion, et c’est comme si j’essayais d’être dans deux lieux à la fois. difficile de savoir ce qui est juste. mon angoisse brésilienne, la manière dont la vie continue en France. est-ce que la justice peut être territoriale. je me déteste quand quelques jours plus tard je demande à mon frère de faire un test, car il s’est rendu en boîte de nuit le samedi soir. je ne peux pas être contaminée maintenant. je ne peux pas non plus ne pas aller à son anniversaire, et celui de mon père. je fais tourner ça dans ma tête, mon avion est dans une semaine, et c’est comme si j’avais déjà une jambe coincée à l’intérieur.
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en marchant avec Lucas le long de la Drôme, la promenade habituelle qui à présent se trouve juste en face de son appartement avec Lilou, je me suis rendue compte que j’ai failli partir sans voir la rivière. cette rivière est tellement importante.
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sur le chemin de Cobonne, accumulation de signes inquiétants, des arbres pelés, une échelle qui ne mène nulle part, des croisements menaçants, la brume, la nuit qui tombe trop tôt, il me semble, des aboiements furieux. quand nous retrouvons l’entrée du village, les habitations sont plongées dans un silence si doux que j’oublie toute l’inquiétude précédente, et retrouve mes pensées obsessionnelles concernant les belles maisons, la possibilité d’habiter. imagine, tous les matins, boire le café sous les arbres, le chien couché dans l’herbe, les livres dans la bibliothèque.
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quoi de plus atroce que les derniers jours. ils n’ont aucune valeur, on rôde autour de sa valise, la valise est trop lourde, on ne cesse d’enlever/rajouter des objets, les objets s’empilent à l’intérieur et à l’extérieur, le départ aimante toutes les conversations. à la gare de Valence Maman, Papa, Lucas, Nathan m’entourent de leurs bras. tout ce que ça coûte. ce voyage, dans un sens comme dans l’autre, me coûte démesurément. il faut forcément quitter quelqu’un. mettre son corps dans divers train, salles d’embarquement, avions, lieux claustrophobiques et inhospitaliers. la valise est celle que nous utilisions pour partir en vacances dans les années 90, Maman me l’a laissée pour ne pas que j’en rachète une nouvelle. elle n’est vraiment pas pratique à traîner. toucher la valise me renvoie directement vers la caméra que nous avions à la même époque. j’avais le droit de m’en servir. je forçais Lucas à faire de fausses émissions musicales, comme le samedi soir télé. il me semble que la valise et la caméra sont exactement un même genre d’objet, que l’époque s’est réfugiée à l’intérieur. elle n’a pas disparu. elle est une sensation silencieuse. dans la file pour l’enregistrement, il y a un chien corgi dans une cage qui ira en soute. je deviens automate. ce sont vingt-quatre heures blanches, impossible de se rappeler des gestes, des sensations, du déroulé, entre la vision du chien et de la cage et l’arrivée à Brasília, plus rien.
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j’ai quitté Brasília rouge et sous l’aile de l’avion se déploient les étendues vertes, le travail de la pluie. le premier toucher de mon amour à l’aéroport. mesure de ce qu’a signifié pour moi la perte de ce contact, pendant trente-cinq jours. on absorbe les gestes plus fort, comme la première pluie depuis longtemps. comme respirer très fort l’air plein de la première pluie du siècle. mon rapport au toucher est un grand vertige infantile. c’est pour cela que je touche si peu, en dehors des rapports amoureux. le plaisir est trop fort pour être étendu. une simple caresse sur le dos. dans la maison, la lente remise en forme des pièces et des présences, des corps tête-bêche sur le canapé, de l’activité des mains et des paroles. moi qui n’ai pas dormi une seule nuit complète depuis des semaines, contre le corps aimé je bascule dans le noir paisible comme si j’avais un pouvoir.
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un rêve : dans la Drôme, on se promenant on passe devant la maison. les nouveaux propriétaires ont tout refait. elle est devenue octogonale, et la pierre a été remplacée par des baies vitrées, si bien que l’on voit tout à l’intérieur. à l’intérieur, il n’y a rien, personne n’y habite encore. dans le jardin, un immense trou, et les arbres tombent dedans. je me dis qu’ils ont entreprit beaucoup de travaux. un panneau indique que la maison est à vendre. finalement, ils n’y habiteront pas. je dis à Maman : on devrait la racheter. regarde, même le chien, on dirait Gaspard ! (dans le jardin il y a un chien qui ressemble exactement à celui que nous avions quand j’étais enfant). Maman pense que ce serait bête de racheter la maison à un prix plus cher que celui auquel elle l’a vendue il y a deux ans. je ne comprends pas sa logique. je dis : mais quand même, c’est notre maison.
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les présences retrouvent leurs places. la bouille timide d’Heitor les premières secondes, les boucles châtains touchent presque les épaules. c’est bientôt son anniversaire. on regarde l’encyclopédie des Pokémons rapportée du voyage. Ziggy arrive le mardi soir, et reconnaît tout. je m’assoie sur le fauteuil du séjour, et ils sont tous les trois près du canapé, je les regarde avec le cœur léger. ça ne relève pas de l’évidence, mais c’est ma famille. être adulte, est-ce que ça veut dire avoir deux familles, deux pays (et se sentir toujours en dette de l’une ou l’autre) ? je vais déposer un baiser sur tous les fronts et préparer des muffins.
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la plupart du temps j’essaye de ne pas avoir peur. on ne peut pas faire confiance aux organes, surtout ceux des autres, ils sont cachés, on ne voit rien, on ne sait pas ce qu’il s’y passe. l’hôpital des riches est l’endroit le plus blanc et propre de la ville, probablement du monde. des images de plages sont accrochées au mur. signes de mort qui viennent attiser mon inquiétude : Ziggy prend un oiseau blessé dans sa bouche. heureusement il était en laisse, heureusement il le relâche. si besoin j’aurais mis la main dans sa bouche pour y retirer le corps, mais je ne préfère pas. il reconnaît tous les chemins, les ouvre à travers la végétation nouvelle. ne se laisse pas comme moi avoir par la densité des herbes, l’absence de pas sur le sol. il sait que c’est là. dans l’université, je m’amuse de la présence de plusieurs urubus alignés sur le toit, avant de remarquer au sol le cadavre d’un petit chien en décomposition. je cours dans la direction opposée, pour que Ziggy croit à un jeu et me suive. il n’a pas vu. depuis je n’ose plus y retourner. quelqu’un aura-t-il retiré le chien mort, ou va-t-on devoir faire avec ?
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qu’aurais-je vu en plus si je n’avais pas perdu le fil ?


As long as you can for as long as it lasts
at Elevation 1049, Gstaad, Switzerland, 2017.