ça commence par un matin de feu. goût de feu, vision de fumée posée contre la brume. le temps qu’il faut pour comprendre que ce n’est pas la brume mais la chaleur sèche et noire des brindilles pour le feu. je ne sais pas où ça a pu brûler. ce sont les premiers jours de sécheresse, on tire le rideau de la saison des pluies. vers 8h la brume se dissipe, et l’odeur. je continue d’y penser. peut-être que quand Tsvetaïeva écrit Vivre dans le feu, elle ne parlait pas de brûlure mais plutôt du charbon, et comment la fumée envahi tout, les yeux, la bouche. je pense longtemps à la fumée totale, au goût de la cendre, de la brume, grise, incoercible, va partout, est chez elle partout.

en regardant les chemins que j’avais moi-même tracés dans le grand carré d’herbe où tous les matins je lâche le chien, je me suis dit qu’on ne voyait jamais la réalité des choses. les herbes se couchent, à force d’aller chaque jour dans les herbes hautes je n’arrive plus à me souvenir de cet endroit quand je n’envisageais pas d’y marcher. le corps du chien s’engouffre joyeusement dans le mato et le mien suit pour fermer le pas. j’ai pensé qu’on était toujours aveuglés en premier lieu par la nouveauté, une deuxième fois par l’apprivoisement. la nouveauté capture mes yeux une fois et l’ordinaire les garde pour toujours. une pensée très banale. mais ce matin-là qui choisit de me frapper le cœur. tout pourrait aussi bien être autre chose. peut-être que la réalité nous apparaît la deuxième fois et c’est tout. le chemin sous le soleil de 7h ou un champ de serpents. avant d’y mettre les pieds je pensais aux serpents. maintenant je crois qu’il n’y en a pas. si j’en croise un, il y en aura un. le temps était vraiment magnifique, ce matin-là, je ne regrettais pas d’être au milieu des herbes haute, encerclée par leur densité en trompe l’œil, la percée des arbres noirs, le détail saturé des tiges, notre immeuble là posé sur l’horizon. alors pendant un bref instant le désir de disparition me rattrape comme un cheval fou et affectueux. je suis tentée de grimper sur son dos. ça ou me laisser pourrir vers un lieu d’absence, là où il n’y a ni première fois, ni habitude, juste l’infini d’une deuxième vision.

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quand j’ai eu 30 ans j’ai trouvé mon corps en mauvais état. les ongles courts et abîmés, les jambes couvertes d’eczema, les démangeaisons dès que la nuit tombe. je ne suis pas devenue la femme que j’espérais être. quand ma mère m’a dit je t’aime au téléphone j’ai pleuré comme un bébé. puis suis sortie avec le chien, les cheveux sales, il n’était même pas 8h, il faisait beau. le gel d’aloe vera aide un peu pour les jambes. après la promenade d’ouverture du jour je plonge dans un deuxième sommeil, le sommeil est triste. mais la bouche chaude de piero contre mon épaule me réveille une deuxième fois. parce que j’ai 30 ans on achète du prosecco des gâteaux aux fruits rouges des cigarette un os pour le chien et la nuit dans le parc de l’université déserte on étale tout sur une nappe quadrillée. quand la musique s’arrête on entend le vol des chouettes, l’ombre des saruê qui descendent des arbres, le chien aboie sur les nuages et nous protège. je bois toute la bouteille et vers 20h je suis ivre, vers 21h je dors.
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l’autre jour j’ai voulu avancer plus profondément dans les herbes pour observer l’apparition de fleurs roses, et ziggy a été très contrarié de me voir à l’endroit où je ne devais pas être (puisque je n’y suis jamais allée), il m’a sauté de dessus, peut-être avait-il senti un danger, j’ai mis de longues minutes à le calmer, l’endroit où je l’ai couché puis maintenu à terre formait un trou comme dans de la neige. j’avais une sensation bizarre, l’angoisse du chien, le soleil lourd, le trou dans l’herbe, les fleurs roses.
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j’avais si peur que piero ne soit pas content de la couverture de son nouveau livre. je sais que son exigence le surexpose à la déception et je voulais tant voir sur son visage l’expression de joie que je connais, quand il est pris par quelque chose, une idée, qui le transporte. j’ai ouvert l’ordinateur, cherché un peu puis on a trouvé des images parfaites, pour le livre, et tout se réorganise, et nous sommes heureux. on rêve peut-être sans se comprendre, mais avec une intuition amoureuse. correspondances secrètes, de sens, de continuité. comme quand on lit joan didion côte-à-côte. j’avais si peur, une peur puérile, la même, quand mes parents se disputaient ou quand quelque chose était triste. que j’aurais voulu réparer.
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rêve étrange et sans lien apparent avec la vie d’aujourd’hui : j’étais au travail, un mélange de la plateforme asile et des bureaux qui ont suivi, nous sommes en colère, je sens ma colère gronder, on parle de démission, d’organisations défaillantes, de danger, de non-sens, de fatigues. je dis il faut lutter. lutter ! je sens la hargne me déformer la gorge. quelqu’un répond t’inquiète pas pour toi… tu es en arrêt maladie. et ces deux mots me réveillent et me font pleurer.
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on laisse ziggy pour la journée dans un chenil. il faut qu’il s’habitue. je sens ma main vide. j’ai pleuré quand il a disparu derrière le petit portail. la journée passe vite entre les courses, le ménage. il revient propre et tout beau. je retrouve mon monstre, j’enfouis mon visage dans sa fourrure, et je suis automatiquement fatiguée.
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j’ai rêvé que nous devions adopter de tous petits hérissons et que quelqu’un prenait le plus beau. il en restait trois très laids et petits. je ne savais plus quoi faire, j’allais être obligée d’en choisir un laid et Piero n’allait pas l’aimer.

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ziggy a un abcès derrière l’oreille gauche et il fait pipi partout, je pense à cause de la douleur. la nuit je me réveille pour aller chercher de la glace dans la cuisine et anesthésier mes jambes. Piero et le chien font au moins un examen de sang par mois. je n’en peux plus de m’inquiéter. et maintenant, les jambes, les plaques rouges qui s’étendent. Piero pense qu’il faut nettoyer la maison des esprits, il fait brûler de l’encens, met du gros sel dans un beau verre avec un peu d’eau filtré, et le pose au dessus de la porte d’entrée. je pense qu’il faut nettoyer la maison tout court. la poussière s’accumule. je pense à J. qui me raconte qu’un de ses étudiants est mort du virus, je pense au chien noir qui erre dans le quartier et qui donne de l’affection à tout le monde, comme il joue avec mon chien, tôt le matin, ce chien noir à qui personne n’ose donner de nom, de peur de s’attacher.
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savoir :
j’adore quand le chien dort à nos pieds
j’aime frayer mon chemin dans la langue de clarice lispector
j’aime teindre mes cheveux
j’aime cueillir de la menthe pour la salade de fruit
j’aime dessiner avec heitor, des poissons, un soleil de glace, un ours polaire
j’aime l’élasticité du temps quand sur le balcon nous avons une discussion sérieuse
j’aime croiser un chien que ziggy connaît et pouvoir le lâcher et qu’il court vers ce chien en soulevant ses pattes avant pour jouer
quand le soir nous décidons de ne pas lire et de fermer doucement la porte
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deux rêves étranges :
dans le premier, je suis avec Chloé, Cindy et Claire, nous devons passer un week-end de repos près d’une cascade. c’est ma mère qui a choisi la cascade et dans le rêve ça me dérange un peu. la cascade est une cascade souterraine, il faut se glisser dans une grotte dont l’entrée se trouve entre deux grands rochers. une fois sous le niveau du sol, la cascade s’écoule de manière verticale et circulaire, comme une tornade, et se déplace dans l’espace restreint entre deux lourds rideaux rouges de cinéma. elle est protégée par une estrade, nous devons prendre place sur des sièges. j’ai peur que Claire trouve ça trop cadré, trop touriste, comme à Fès, où elle voulait ne pas avoir l’impression de visiter, mais d’explorer. nous avons dans nos sacs à dos (les mêmes que sur le sentier des douaniers, le week-end à Cancale) beaucoup de houmous. juste avant de nous installer devant la cascade pour manger, j’aperçois Damien, il se promène lui aussi. je suis gênée que ces deux mondes se croisent, j’ai peur que Damien raconte à Claire que j’ai écrit un livre sur l’année qui a suivi sa mort (et qu’elle apprenne ainsi qu’elle va mourir).
dans le deuxième, notre appartement de Brasília se trouve au milieu d’une rue bruyante et sale, et au premier étage au lieu du quatrième. nous ne sommes ni au Brésil, ni en France. il y a une explosion quelque part, la rue s’affole, on entend des tirs, j’ai peur qu’une balle atteigne le balcon. je prends le chien et Heitor pour les emmener à l’intérieur, et à ce moment-là un avion s’écrase juste devant nous, un avion Air-France. il y a du feu partout. je dis à Piero qu’il faut prendre la voiture mais on sort dans la rue, et on finit par trouver un taxi jaune, comme aux États-Unis, dont la porte est ouverte et les clés restées sur le tableau de bord. on s’y engouffre tous les quatre. Piero conduit, rapidement nous sommes sur une petite route de campagne, là on dirait la Drôme, il y a du soleil, des oiseaux, je pense qu’il faut aller le plus loin possible et je répète à voix basse « heureusement (ainda bem…) qu’on a réussi à faire sortir Heitor et le chien, heureusement… »
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on part se cacher quelques jours au beau milieu de la chapada, quelques heures de route, la route absolument droite, la savane immense, continue, et une petite maison sur pilotis ouverte à tous les arbres. on a pris suffisamment de nourriture pour le séjour, voire trop. la voiture est remplie de bière, de boites de conserve, des livres que nous avons décidé d’amener. Piero a quelque chose de précis à écrire. moi, deux trois appels à texte auxquels j’envisage de répondre, mais sinon rien. je me dis qu’on verra. je cherche à tirer au dehors les idées, mais je n’essaye pas trop non plus. peur de constater qu’il n’y a rien.

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on a décidé de laisser le chien, pour que je puisse dormir, ne pas me préoccuper, parce que nous ne savons pas exactement comment s’organise la petite maison, et aussi pour qu’il s’habitue, à la pension, à être loin de moi, qu’il devienne, une fois adulte, un chien facile. laisser le chien pour la première fois, c’est difficile. les jours précédents je pleure déjà et je me sens coupable. il ne va pas comprendre. peut-être qu’on pourrait l’emmener. Piero me dit on l’emmène si tu veux. je résiste, je dis non, c’est bien pour lui, pour moi. et continue de sangloter comme une enfant. le jour venu j’ai encore pleuré devant la gérante du chenil. c’est un élevage de golden retrievers. les chiens sont majestueux, plus beaux que ziggy. je laisse mon chien et ça me partage le cœur.
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nous sommes sur la route et la nuit va tomber. je pense à mon chien qui doit s’endormir seul dans un enclos. je pense : si seulement j’avais pu lui expliquer. puis je vois un tout petit bébé. comment font les gens pour laisser leur enfant ? une vague de sanglots et de chaleur s’abat sur moi, impossible de l’arrêter. j’ouvre la fenêtre, le bruit de la route, je touche mon dos couvert de sueur, et j’attends que ça passe. que la vision passe (je sais que c’est moi, ce bébé). je pense que je ne peux pas avoir d’enfant, tant que j’abriterai en moi cette angoisse, tant que j’aurai en moi ce tout petit bébé.
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la petite maison au bout des routes de terre. elle est jolie, en bois et en vitre. la terrasse donne sur l’épaisseur du matin et au loin il y a des formations rocheuses qui me font penser aux reliefs de la Drôme. un arbre sinueux attrape à chaque fois mon regard. je me réveille à 6h comme s’il y avait ziggy, je sors voir l’aube sur la pointe des pieds, puis je retourne me coucher.


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le premier soir il y a une araignée monstrueuse (armadera) sur le sol de la chambre. on a tous les deux très peur, mais je laisse Piero la tuer car je pars du principe arbitraire et méchant qu’il a moins peur que moi. elle meurt à la troisième tentative. pour me rattraper je m’occupe d’enlever le corps. le corps est beaucoup plus petit que l’araignée vivante. on cherche longtemps pour voir s’il n’y en a pas d’autres. au cours de la deuxième nuit, j’allume la petite lampe et la même araignée apparaît au même endroit. cette fois-ci Piero la tue derrière le miroir. je me sens coupable de lui demander ça. le lendemain je rassemble mon courage pour faire sortir de la salle de bain une grenouille.
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toutes les heures je dis à Piero que le temps passe bizarrement. j’essaye d’écrire une histoire mais je ne sais pas fabriquer les histoires. que pourrait-il bien s’y passer ? ça s’appelle Rema et le chien. il y a une fille, un chien qu’elle a peur d’abandonner. ça ne va pas plus loin que ça. des images aléatoires. on parle du projet de livre de Piero. j’explore un peu les alentours, en compagnie d’un des chiens du domaine, qui ressemble vaguement à un labrador. je n’ose pas le suivre trop loin dans la végétation dense, par peur des serpents. quand la nuit tombe on développe des stratégies pour que rien n’entre dans la maison.


ciel de pluie jaune et le pied d’un arc-en-ciel, puis retour dans le quotidien étriqué de la maison, de tout ce qui est rythme, rythme des jeux d’Heitor, rythme des cours de Piero, rythme du sommeil du chien, rythme de je ne sais plus quel est mon rythme (mon rythme est une longue plage qui s’effondre sur elle-même si je cesse de m’agiter dans le rythme des autres). on peut vivre tout une vie comme ça, à l’intérieur d’un rythme, d’une maison sans extérieur. j’attends que les rythmes me recouvrent et maintiennent mon corps à la surface du monde.
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en ce moment je vois plein de perroquets. hier au-dessus du terrain de foot abandonné deux grands araras bleus, et l’un d’eux criait très fort, j’ai cru qu’il avait un trou dans l’aile, mais je ne suis pas certaine. ce matin un bouquet d’oiseaux verts et jaunes que ziggy a fait éclore. quoi d’autre ? il ne se passe rien. je suis très fragile et c’est très grave, quand ma fragilité est ouverte je ne peux rien faire d’autre que de constater, à l’infini, sa présence en moi, et ma propre impuissance à faire avec.



