janvier 2021
la maison que nous avons louée à pirenópolis est probablement hantée. une maison simple, ouverte sur l’extérieur, comme le sont la plupart des maisons ici. pour que l’air circule et la chaleur s’apaise. le jardin est très agréable, autour de la piscine ça déborde de fleurs, d’arbres, de plantes d’ananas, de palmiers. c’est bien quand même, d’avoir un jardin. la hantise, on y pense plus tard, la nuit surtout. durant le jour et quand le chien dort je me glisse dans le hamac avec le journal d’Anaïs Nin ; peau étendue sous le soleil d’avant 11h ou d’après 16h, tout ça en compagnie des oiseaux aux ailes marquées de jaune, ceux qui viennent toujours par deux, à la même heure, un fil dans la bouche, pour construire leur nid.

dès le premier jour Ziggy a sauté dans la piscine, déclenchant la voix aigüe du petit, son attrait pour l’affolement, le désordre. le chien patauge, Heitor rit de toute sa gorge. pourtant quand il faut qu’il se glisse lui-même dans l’eau quelque chose se rétracte, il n’ose pas. son papa le tient fort dans les bras, prononce toute sorte de paroles rassurantes mais rien ne calme la peur du fond, peur de couler. comme il y a quelques mois au bord de la cascade. on ne sait pas d’où ça vient. ça me rend triste un enfant les pieds dans l’eau qui n’ose pas, le voir s’exclure du plaisir à cause de la crainte. mais petit à petit. le troisième jour il ne veut plus sortir du bassin. il navigue dans une grande bouée en forme de licorne que nous nommons Géraldine et il est heureux.
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la nuit des lézards translucides envahissent les murs de la cuisine du salon. ce genre de lézards, en plein jour, on peut voir leurs organes pulser à travers la peau. cette transparence me dégoûte. dehors, dès que le jour tombe, ce sont les crapauds. Ziggy en a pris un dans sa bouche, j’avais peur qu’il le mange, et de devoir ramasser les restes. il l’a relâché indemne. ici il y a des croyances un peu bizarres autour des crapauds. on peut glisser dans leur bouche un papier avec dessus le nom de quelqu’un à qui faire du mal. ensuite il faut coudre la bouche du crapaud, avec une aiguille, du fil rouge. il ira se poster devant la maison de la personne visée. même si c’est très loin, même si ça prend du temps. si on voit devant chez soi un crapaud, la bouche cousue, c’est très grave, il va se produire une horreur.

le matin à 4h50 quand le jour se lève, les coqs des alentours chantent à l’unisson. ça fait un bruit terrible, méchant, ça entre dans le sommeil pour le tabasser de l’intérieur, combien il y a-t-il de coqs ? pourquoi ?
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le chien mange un abacaxi à même la plante. j’essaye de réparer ce qu’il grignote, c’est du cache-misère. je me sens coupable lorsque je ne m’occupe pas de lui ou quand je le punis. je pense que je serais une mère atroce. je fais des rêves à ce propos.
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Heitor et le chien sur la plage arrière de la voiture, ça me prend le cœur comme une comédie romantique. la manière dont l’un pose son museau sur les genoux de l’autre et ils restent comme ça tout le trajet, sans broncher, content d’être deux bébés à l’arrière d’une voiture, la route est sauvage, je pose la main sur la jambe de mon amour. qu’il est bon d’être classique. et comme la norme est douce.
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dans les petites rues de pirenópolis je croise un enfant sur son vélo, il me donne des conseils pour éduquer Ziggy. je ne comprends pas tout à cause de l’accent de Goias. il doit avoir 8 ans. un aplomb remarquable, une certitude du monde. selon lui l’anglais est une langue plus facile, pour le dressage des chiens. il a lui même dressé quatre chiens, déjà. il dit « sit ! » et Ziggy, qui n’a jamais entendu ce mot, s’assoit. je me sens toute petite.
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sous le plein soleil du dimanche matin, je perds mon chemin dans les rues courbes de la ville. la périphérie gagne du terrain, elle est moins accueillante, je longe des routes, croise des hommes attroupés qui boivent assis dans l’herbe, à dix heure du matin. il faut presser le pas. un homme en chapeau de cow-boy sur un cheval maigre et, dans le sens inverse de la circulation, deux adolescents sur un scooter, celui de l’arrière porte d’une main un grand gâteau bleu fluo, avec des motifs, de la crème chantilly. plus loin, une deux-chevaux couverte d’autocollants pro-Bolsonaro.

les esprits allument la télé en pleine nuit; Piero pense que le soin de la propriétaire pour sa maison cache une hantise ; je ne sais pas si je sens quelque chose de particulier. c’est vrai qu’on fait des cauchemars et j’ai déjà remarqué, un matin, que la télé s’allumait toute seule. que le petit et le chien étaient anxieux, mais aussi la lune était pleine en scorpion ou je ne sais quoi. et il y avait deux araignées immenses sur le sol de la véranda l’autre soir, type mygale, on a pris nos verres pour les finir à l’intérieur, partageant la même peur penaude et la même incapacité d’action.
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dans les bons jours, quand il n’a pas mal, quand je n’ai pas sommeil, nos corps se répondent, tout est facile. le vent dans les palmes. les carillons pour protéger les fenêtres. aux portes de chaque maison, des épées de saint george. tout, ouvert, mais protégé. sur le mauvais matelas, dans l’obscurité totale d’une nuit de campagne, on se serre très fort, bouche contre bouche, ventre contre ventre, puis je me tourne. dehors le grand orage s’annonce et fait claquer les portes, entrer tous les insectes.
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au détour d’une promenade apparaît la rivière, pleine, marron d’orage, profonde. Ziggy s’affole et laisse ses pattes dans le courant. j’ai même peur qu’il l’emporte, je me tiens sur la rive, et mon petit chien nageant contre la force de la rivière, avec dans ses yeux l’incompréhension d’une première fois, c’est souvent la première fois pour lui. au-dessus de nous un papillon bleu, je n’en avais jamais vu de si grands. le papillon est plus gros que ma main et le bleu plus clair que le ciel. je prends une photo avec mon téléphone, il est dessus, commentaire d’un ami sur instagram qui dit que sorte encontrar a borboleta azul, et je comprends qu’ici tout est symbole, tout signifie quelque chose, et je pense au gros papillon volant au dessus du corps de mon bébé chien, je le capture et l’épingle sur la surface plane du monde des signes

retour dans l’appartement étriqué, les murs remplis d’étagères d’objets, les pièces fermées, plus hautes que terre. plantes ayant survécu une semaine sans eau. nous reprenons les lieux. Ziggy tombe encore malade en mangeant un fruit toxique, je ne parviens pas à l’identifier, il y a tellement de fruits, de plantes inquiétantes ici, à chaque promenade j’en découvre de nouvelles. je suis tellement inquiète pour ce chien. il vomit trois fois. on doit faire une échographie. c’est juste une infection. j’ai si facilement laissé le corps du chien dévorer mes pensées, lui ai consacré toutes mes capacités d’inquiétude, en si peu de temps. je dois réfléchir à ce qui en moi permet ce déséquilibre, ce mouvement total vers l’autre, vers l’amour, toutes les formes d’amour, pourquoi est-ce que j’ouvre aussi grand cette place dans ma vie, et comment je la laisse non seulement ouverte, mais aussi m’envahir.
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entre deux inquiétudes canines, faire les corrections du livres, des livres, de ce qui sera livré au monde, écrire encore, essayer de placer l’écriture dans les sons, la musique, se rappeler la voix, la convoquer, lui dire de revenir, pourquoi tu ne chantes plus ? plus j’écris des textes plus ma voix se retourne vers l’intérieur. ce n’est pas grave, on ne peut pas tout faire, la nuit tombe, Ziggy s’agite, j’essaye d’être là pour tout monde. Piero écrit 75 poèmes en deux jours. entre deux dizaines de poèmes je retiens son corps sur le canapé. il y a parfois des couloirs dans lesquels tout s’accélère, on est attrapés par une fluidité qui ressemble au courant de la rivière, ça fonctionne. d’autres fois on doit faire très attention à ne pas se rendre triste.
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un après-midi l’espace d’une dizaine de secondes Claire entre dans mon corps, profite de je-ne-sais-quelle brèche et se glisse à l’intérieur de mon visage, ça me prend de court comme un baiser ou une piqûre. j’étais face à Piero, en train de dire quelque chose, une blague et soudain je sens que l’expression collée sur mon visage c’est elle. que ça ne vient pas de moi ; je sens qu’elle est entrée. P. m’explique parfois qu’ici beaucoup de gens croient au corpo aberto/corpo fechado, qu’il y a des gens dont le corps est ouvert, et que par exemple s’il m’emmenait dans un rituel de l’umbanda, c’est presque sûr qu’un esprit entrerait en moi, que j’irais l’accueillir. je lui demande si c’est bien, il a l’air de dire que oui mais ce n’est pas clair, ça dépend de l’esprit, de la personne. s’agissant de Claire, je ne sais pas si c’était juste un souvenir venu me prouver sa force, son pouvoir de deuil, ou une véritable visite. mais sa présence brève dans mon visage m’a émue aux larmes.

esses dias de vazio
o cançaso trabalha pra mim
arruma pra mim
um lugar dentro
onde deitar sozinha
no amarelo
uma luz doce
o lugar fica dentro
mas fora do corpo
um quarto invisível
eu coloco essa luz
a luz do fim da tarde
lá dentro tambem
para cuidar dela
aproveitar dela
tudo isso num mesmo gesto
e sempre tenho na boca
um núcleo duro
amarelo, amargo
talvez uma ambiguidade
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deux nuits d’orage. le ciel sombre, bleu strié d’autres teinte de bleus. le bleu tombe directement sur le chien pour jouer avec lui, ça marche, il s’agite, des sacs poubelles noirs volent sur la pelouse, il les attaque, ça dure longtemps, je pense au film American beauty, et je rit toute seule de ce pastiche, sous une presque pluie, presque orage, le vent courant dans les poils du chien, les éclairs, la vigilance des chouettes, électricité totale de la scène. puis l’orage s’éloigne sans venir. la deuxième nuit c’est la bonne, la pluie se décide à battre la vitre, une attaque violente, elle avait honte de ne pas être venue la veille, là j’ai peur que les fenêtres cèdent, l’eau entre partout. dans le cerrado en été, ces vieux bâtiments de béton, il suffit qu’il pleuve en diagonal pour que l’orage s’infiltre. l’orage attaque la bibliothèque et la chambre du petit. il faut déplacer tous les meubles, jeter partout des serviettes-éponge, lutter contre les mares d’orages qui s’avancent. l’électricité est coupée dans toute la Colina. Plus qu’une bougie dans les placards. on prend la voiture pour aller sur le parking de McDo. lumières. en quelques minutes la ville a été dévastée, des arbres solides couchés par terre, encastrés dans les fenêtres, cette fois-ci c’est vraiment la fin du monde. en revenant du parking, on voit les bâtiments s’illuminer, a luz voltou!, et on chérit le retour de la lumière.
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promener zig à 6h l’herbe est un étang de ciel mouillé. sa laisse devient l’extension de mon bras. il y a toujours de nouvelles couleurs, de nouvelles plantes, je ne m’ennuie pas. je relis ces morceaux de textes sur les notes de mon téléphone. des anecdotes, sans importance mais elles me serviront, plus tard. ça parle de la même chose. ouvertures.